Présence d’éléments de musique latino-américaine dans la chanson égyptienne de Mohamed Abd al-Wahab et de Farid al-Atrach. Analyse de trois œuvres

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Auteur : Bacim Mejri | Assistant, docteur en musicologie. Université de Gafsa, Institut Supérieur des Arts et Métiers.


Résumé :

À travers cet article, nous avons tenté de mettre la lumière sur l’influence de trois genres de musique latino-américaine à savoir le tango, la rumba et la samba sur la chanson moderne égyptienne au cours du XXe siècle et ce en analysant trois œuvres choisies qui sont, “Ahwak“ et “Sahirtou minhou al-layali“ de Mohamed Abd al-Wahab et l’œuvre Wayyak de Farid al-Atrach. Nous avons eu recours aux représentations graphiques ainsi qu’à la transcription musicale afin d’analyser les motifs introductifs, les refrains ainsi que les variations rythmiques et modulations de ces trois œuvres.

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  • Pour citer l’article : Mejri, Bacim, 2016 : « Présence d’éléments de musique latino-américaine dans la chanson égyptienne de Mohamed Abd al-Wahab et de Farid al-Atrach. Analyse de trois œuvres », CTUPM, https://ctupm.com/fr/latin-music-elements-analysis-egyptian-songs
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1. Introduction

La musique égyptienne a longtemps été influencée par plusieurs courants musicaux exogènes, aussi bien par la musique turque que par la musique classique occidentale. Au cours des années 1930, l’Egypte est le premier pays arabe dans lequel ont été introduit les nouvelles technologies et les médias de masse (Sabat, 1979, p. 135-156). C’est à partir de cette période, que des compositeurs comme Mohamed Abd al-Wahab se sont consacrés à la composition des musiques de films et à d’autres genres musicaux, dont notamment la chanson moderne qui est destinée à l’écran et aux ondes radiophoniques. A partir de cette décennie, les caractéristiques de certaines formes de musique comme la chanson se sont métamorphosées afin de s’adapter aux exigences des stations de radios et des réalisateurs de films, mais surtout pour affirmer la tendance moderniste et se conformer aux aspirations musicales de l’époque (Sahab, 1987, p. 172). Effectivement, certaines compositions égyptiennes de l’époque se sont caractérisées et distinguées par une forte présence d’éléments empruntés à la musique « latino ». Cette dernière était devenue si populaire à cette époque, au point que la majorité des compositeurs Egyptiens ayant opté pour une démarche moderniste, se sont prêtés à composer dans ses différents genres.

Cet article qui est tiré de ma thèse de doctorat (Mejri, 2016) tend à mettre en évidence certaines caractéristiques et spécificités de la chanson égyptienne inspirée des rythmes de musique latino. Nous allons donc analyser trois œuvres, composées par Mohamed Abd al-Wahab et Farid al-Atrach, et nous allons étudier la démarche adoptée par les compositeurs afin d’intégrer et de combiner des éléments musicaux arabes et latino-américains. Notre approche analytique sera basée à la fois sur la trace sonore de l’œuvre ainsi que sur la transcription musicale. A travers l’analyse de la trace sonore nous serons en mesure de d’étudier l’interprétation des rythmes, leurs variations ainsi que l’éventuelle présence de deux ou plusieurs rythmes joués simultanément. L’analyse de la trace écrite nous permettra quant à elle d’étudier le rapport entre la mélodie et le rythme.

2. Analyse de l’œuvre Ahwak

Œuvre composée en 1959 par Mohamed Abd al-Wahab sur le rythme du boléro.

2.1 Analyse du motif introductif

Nous procédons tout d’abord à l’analyse spectrale du motif introductif afin d’extraire le rythme principal de l’œuvre.

Transcription sonore et musicale du motif introductif

Nous constatons à travers la superposition de la transcription musicale et de la représentation spectrale du motif introductif que le rythme du boléro est installé à travers un ostinato mélodico-rythmique construit sur la structure rythmique du boléro.

2.2 Analyse du refrain

Nous passons ensuite à la transcription du refrain et nous remarquons que la structure rythmique de la mélodie correspond aux accents rythmiques du boléro. Ce choix compositionnel sert à affirmer la forme musicale qui est le boléro et par conséquent la nature moderniste de cette œuvre. A travers la transcription ci-dessous, nous constatons que la structure rythmique de la mélodie du refrain colle parfaitement à la transcription du rythme du boléro.

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Transcription du refrain de l’œuvre et de l’accompagnement rythmique

Nous remarquons aussi que la mélodie du refrain est caractérisée par un aspect modal représenté à travers l’usage de notes conjointes formant un motif descendant caractéristique du maqām Kurdī en La. Le compositeur a donc excellé en mariant des éléments rythmiques appartenant à la musique latino avec des éléments maqâmiques de la musique arabe.

2.3 Analyse de la variation rythmique

Cette œuvre contient également une variation vers un rythme arabe dénommé Wahda Saghîra. Cette variation coïncide avec une modulation vers le maqâm Sikah Baladi 1. À travers l’analyse de l’interprétation de ce rythme, nous pouvons apercevoir un rythme de clave 3/2 interprété simultanément avec le rythme Wahda Saghîra.

Transcription sonore du rythme Wahda saghîra et du rythme de la clave

Transcription musicale de la mélodie et du rythme lors de la variation rythmique

Nous apercevons clairement la ressemblance entre les structures rythmique de la mélodie et celles du rythme d’accompagnement. La syncope du rythme coïncide avec deux noires de la mélodie tandis que la syncope de la mélodie est accompagnée par deux noires dans le rythme.

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Rapport entre les structures du rythme d’accompagnement et celles de la mélodie

La structure de la mélodie dans cette œuvre est donc tout à fait en accord avec les accents du rythme d’accompagnement étant donné que dans la première partie la mélodie installe parfaitement le rythme du boléro et qu’au niveau de la variation rythmique nous retrouvons les mêmes structures dans la mélodie et dans le rythme.

Cette œuvre est donc marquée non seulement par la présence du rythme boléro qui constitue le rythme principal de l’œuvre mais également par la variation rythmique vers le rythme arabe Wahda Saghîra qui accompagne le maqâm sîkah baladî.

2.4 Analyse de l’aspect harmonique

La dimension harmonique est, quant à elle,perceptible dans cette œuvre à travers les intervalles retrouvés dans l’ostinato mélodique qui installe le rythme du boléro.

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Présence d’un aspect harmonique au niveau du motif introductif de l’œuvre

La conception harmonique peut également être perçue à travers l’étude de la mélodie du refrain dans la mesure où les intervalles utilisés ainsi que la hiérarchie et le rapport entre les notes peuvent nous renseigner sur les accords et l’accompagnement harmonique conçus par le compositeur.

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Aspect harmonique dans la mélodie du refrain

L’importance accordée à certains degrés par rapport à d’autres, notamment à travers leur durée temporelle, nous indique que ces degrés-là constituent une base harmonique sur laquelle peut être construit l’accompagnement de l’orchestre.

Cette œuvre comporte toutes les composantes de la chanson moderne des années 1950. On y retrouve un ostinato mélodique qui installe le rythme du boléro ainsi qu’une dimension harmonique clairement perceptible. On y retrouve également des éléments de musique arabe qui affirment et confirment l’empreinte locale traditionnelle, représentée par une variation vers un rythme arabe ainsi qu’une variation modale vers le maqâm Sîkah baladî.

3. Analyse de l’œuvre Wayyek

L’œuvre suivante s’intitule Wayyak de Farid Al-Atrach. Cette œuvre est interprétée par Farid Al-Atrach dans le film Lahn al-khulūd sorti en 1952.

3.1 Analyse du motif introductif

Nous allons commencer par l’extraction du rythme principal de l’œuvre à travers l’étude du spectre sonore. Cette représentation graphique est celle du motif joué par les instruments de percussions lors de l’introduction de l’œuvre.

Analyse spectrale du motif introductif

Nous remarquons que les structures rythmiques jouées par les percussions sont identiques à celles utilisées dans l’ostinato mélodique à travers lequel est installé le rythme de la samba.

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Transcription musicale du motif introductif

3.2 Analyse du refrain de l’œuvre

Nous percevons au niveau du refrain de cette œuvre la ressemblance entre les structures rythmes de la mélodie chantée et celle du rythme d’accompagnement.

Rapport entre la mélodie et le rythme au niveau du refrain de l’œuvre

En effet, à travers cette transcription du refrain de l’œuvre nous notons une parfaite concordance entre la structure rythmique de la mélodie et celle de l’accompagnement rythmique joué par la section rythmique de l’orchestre.

D’autre part, l’œuvre étant composée dans le maqām nahawand Ré, l’ambiance modale est clairement confirmée à travers l’usage de notes conjointes, et ce, en dépit de la conformité de la structure de la mélodie aux accents caractéristiques du rythme de la samba.

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Aspect modal au niveau du refrain de l’œuvre

3.3 Analyse de la variation rythmique

A la suite du refrain de l’œuvre nous remarquons la présence d’une variation rythmique qui entame le premier couplet. Cette variation rythmique coïncide également avec une modulation du maqâm Nahawand en Ré vers le maqâm Bayatî en La.

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Transcription de la variation rythmique

Cette œuvre contient également une deuxième variation rythmique vers le rythme wahda kabîra.

La transcription de cette variation nous permet de déduire que ce rythme, marqué par son tempo relativement lent et par son temps fort situé au début de la mesure est en parfait accord avec la  structure rythmique de la mélodie qui est marquée par des notes longues au début de la première et la troisième mesure.

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Transcription de la deuxième variation rythmique

S’agissant de la mélodie, elle présente certains aspects interprétatifs qui renforcent et affirment l’univers modal dans cette œuvre.

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Analyse de l’aspect modal au niveau de la deuxième variation rythmique

Outre la mélodie du refrain qui est composée sur le rythme de la samba et qui présente des aspects d’une modalité pertinente à travers l’usage de notes conjointes et de motifs conclusifs caractéristiques du maqâm Nahawand, cette œuvre est caractérisée par ses variations rythmiques et par ses modulations qui affirment et préservent l’empreinte de la musique arabe.

4. Analyse de l’œuvre Sahirtou minhou al-layalî

La troisième œuvre s’intitule Sahirtou minhou al-layalî de Mohamed Abd Al-Wahab. Cette œuvre est composée et interprétée en 1935 par Mohamed Abd Al-Wahab dans le film dūmū` al hobb. Le film a été réalisé par Mohamed Karim et ce fut le deuxième film de Mohamed Abd al-Wahab.

4.1 Analyse du motif introductif

L’introduction de cette œuvre est constituée d’un motif mélodique ascendant. Ce motif introductif est caractérisé par la rareté des structures pointées et syncopées. Cette rigidité rythmique sert à renforcer et mettre en valeur l’interprétation du rythme en Marcado. Ci-dessous une transcription du motif introductif contenant l’accompagnement jouée par l’orchestre en Marcado.

Analyse du motif introductif

L’interprétation du rythme en Marcado est perceptible et continue durant toute l’œuvre. Pendant les couplets, le Marcado sert à maintenir le rythme et la pulsation en l’absence d’instruments de percussion.

4.2 Analyse de la mélodie du refrain

Le côté mélodique de cette œuvre est également caractérisé par la combinaison des éléments latino avec des éléments de musique arabe en utilisant les maqāms Nahawand et Sikah Baladî. En effet, le mariage de ses maqāms avec le rythme du tango s’est fait en toute fluidité et tout en maintenant le rythme du tango en Marcado continu. Nous avons extraits des motifs mélodiques qui reflètent l’intention et l’habilité du compositeur à préserver l’intonation locale tout en composant son œuvre entièrement sur le rythme du tango.


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Motif en Nahawand : Motif mélodique par lequel est entamé le chant. Il représente également le motif conclusif caractéristique du maqām Nahawand en Do.


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Motif en Hijâz : Motif construit sur le maqām Hijâz en Sol.


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Motif en Sikh Baladî : Motif construit sur le maqām Sikah Baladî.


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Motif en Sikh Baladî : Motif caractéristique du maqām Sikah Baladî.


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Motif conclusif de l’œuvre : Motif conclusif combinant un maqām arabe avec une des caractéristiques du genre tango.


La construction de ces mélodies arabes sur le rythme du tango reflète parfaitement le génie du compositeur qui a brillamment intégré des éléments de musique latino dans sa musique tout en sachant préserver les caractéristiques musicales locales pour prouver d’une certaine manière que le rythme du tango peut également être employé pour accompagner une mélodie construite sur un maqām arabe et que l’emprunt peut être une source d’enrichissement et non de substitution des éléments locaux par d’autres éléments exogènes.

Même si cette œuvre ne comporte aucune variation rythmique du tango, ou vers un rythme arabe, étant donné que l’interprétation du rythme est assez basique et se limite au Marcado, le compositeur n’a pas manqué de valoriser l’aspect local à travers l’usage des maqām Nahawand, Sikah baladî, Hijaz et Nawather qui est le maqām principal de l’œuvre. L’approche adoptée par Mohamed Abd Al-Wahab dans la composition de cette œuvre atteste de son génie et de sa capacité à emprunter des éléments musicaux d’autres cultures et de les intégrer tout en préservant  l’aspect et l’intonation musicale locale.

5. Conclusion

Se placer sur la voie de la modernité n’est en aucun cas synonyme de reniement des traditions et des caractéristiques musicales locales. Ceci est clairement démontré dans cette étude à travers ces œuvres composées sur des rythmes latino-américains mais qui contiennent également des éléments musicaux ancrés dans la tradition musicale arabe et qui représentent  les piliers de la musique arabe comme les maqâms et les rythmes. Le fait que dans les œuvres analysées, les rythmes latino utilisés sont parfaitement adaptés aux mélodies construites sur des maqâms arabes, nous donne l’impression que ces œuvres ont étés produites d’une manière naturelle, ce qui justifie toutes les œuvres qui ont étés composées sur des rythmes latino suite au succès des œuvres de Mohamed Abd al-Wahab et Farid al-Atrach.

6. Bibliographie sélective

  • Bencheneb, Rachid, 1970 : « Les sources françaises du théâtre égyptien », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°8.
  • Delalande, François, 2013 : Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, INA.
  • Erlanger(d’), Rodolphe, 1949, Essai de codification des règles usuelles de la musique arabe moderne, échelle générale des sons, système modal, Paris, Paul Geuthner.
  • Garfi, Mohamed, 2009 : Musique et Spectacle. Le théâtre lyrique arabe, esquisse d’un itinéraire (1874-1975), Paris, l’Harmattan.
  • Hourani, Albert, 1962 : Arabic Thought in the Liberal Age 1798 -1939, Cambridge University Press.
  • Landau, Jacob, 1965 : Etudes sur le théâtre et le cinéma arabes, Paris, Maisonneuve et Larose.
  • Lopez, Victor, 2005 : Latin rhythms. Mystery unraveled, Alphred publishing company.
  • Mejri, Bacim, 2016 : L’empreinte de la musique latino-américaine sur la musique proche-orientale du XXème siècle, Thèse, musicologie, Université de Tunis, Institut Supérieur de musique.
  • Sabat, Khalil, 1979 : « Les mass media en Egypte », Revue de l’occident musulman et de la méditerranée, N°27.
  • Sahab, Victor, 1987 : al-Sab’a al-kibār fil mūsīqa al-‘arabiya. al-mu’āsira (Les sept grandes icônes de la musique arabe : parcours, t. 2, Dar al-‘ilm lil Malaiyne.
Publications

Bacim Mejri. Docteur en musicologie, Assistant, Université de Gafsa, Institut Supérieur des Arts et Métiers.

Auteur: Bacim Mejri

Bacim Mejri. Docteur en musicologie, Assistant, Université de Gafsa, Institut Supérieur des Arts et Métiers.