Musicologie historique, ethnomusicologie, analyse : Une musicologie générale est-elle possible ?

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Auteur : Jean-Jacques Nattiez | Professeur en Musicologie, Université de Montréal (Canada), Faculté de Musique.


Résumé :

La musicologie n’est pas, à l’heure actuelle, une discipline unifiée. La diversité des méthodes disponibles et des champs spécifiques de recherche, du chant grégorien à la musique arabe, de la musique dite classique à la musique pop, du jazz à la musique électro-acoustique, expliquent qu’il y ait eu, au cours du XXe siècle, une spécialisation de plus en plus grande des activités de recherche et d’enseignement : l’histoire de la musique, l’analyse musicale, l’ethnomusicologie, l’esthétique, la sociologie, la psychologie, la neurobiologie de la musique. Durant toute ma carrière, j’ai milité pour que la connaissance scientifique du fait musical soit l’occasion d’abattre les barrières entre les diverses disciplines académiques. C’est pourquoi je suis particulièrement reconnaissant envers mes amis tunisiens d’agir en faveur de la musicologie en publiant un texte qui me tient particulièrement à cœur, celui où je montre la nécessité, pour la musicologie, de se développer en ayant conscience de l’existence et des préoccupations de chacune de ses composantes particulières, ici l’histoire, l’ethnomusicologie et l’analyse que j’ai privilégiées pour cet examen.

Résumé en arabe | Résumé en anglais


  • Pour citer l’article : Nattiez, Jean-Jacques, 2015 : « Musicologie historique, ethnomusicologie, analyse :  Une musicologie générale est-elle possible ? », CTUPM, https://ctupm.com/?p=544&lang=fr_FR
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[1] La question qui fait l’objet de cet article vient d’une longue expérience pédagogique récurrente à Montréal. J’y enseigne un séminaire dit « de recherche », analogue à ce qu’on appelle un Proseminar dans les pays germanophones et anglophones, dans lequel je demande aux étudiants et aux étudiantes de maîtrise et de doctorat en musicologie de lire tout ou partie des grands ouvrages qui ont marqué le développement de notre discipline dans chacun de ses grands secteurs : l’histoire de la musique, l’analyse musicale, l’ethnomusicologie, l’étude des musiques pop, la sociologie, la psychologie cognitive et l’esthétique de la musique. Je n’y aborde pas l’acoustique musicale par incompétence. Or, j’ai constaté au fil des années la perplexité des étudiants devant cette diversité disciplinaire, alors que, eux-mêmes, comme il est normal, veulent se spécialiser dans un de ces champs particuliers, mais aussi devant la multiplicité des paradigmes méthodologiques qui traversent chacune de ces branches. Trop souvent, les étudiants d’aujourd’hui n’ont pas les bases philosophiques et épistémologiques pour comprendre la variété des modèles et des approches présents dans l’ensemble de la musicologie. J’ai donc fait porter mes réflexions, ces dernières années, à la fois sur les raisons de cette dispersion et sur les moyens d’y remédier. C’est non seulement par rapport aux perspectives de recherche en musicologie mais aussi aux problèmes pédagogiques de son enseignement que je voudrais situer mon propos.

L’éclatement de la musicologie en différentes branches me semble d’abord s’expliquer par le fait que chacune d’elles s’est développée pour rendre compte d’aspects de la musique qui étaient négligés par les autres, et ce, pour trois grandes raisons :

  • les présupposés ontologiques propres à chacune de ces branches ;
  • la très grande diversité des phénomènes musicaux, en partie nouveaux, auxquels la musicologie, tout comme les amateurs de musique et les mélomanes, ont été confrontés au cours du XXe siècle ;
  • l’apparition d’un grand nombre de modèles différents d’explication et d’analyse des phénomènes musicaux, et récemment, l’émergence de courants de pensée relativistes et culturalistes qui ont mis en question le savoir sur lequel la musicologie se fondait traditionnellement.

Examinons la première de ces causes. Chacune des branches de la musicologie se fonde sur une conception différente de ce qu’est la musique – ce que j’appelle leur conception ontologique de la musique. Je trouve dans le grand livre de Carl Dahlhaus, Grundlage der Musikgeschichte (Dahlhaus, 1977, p. 102), une déclaration de Theodor Adorno dans sa Philosophie der neuen Musik et que, naturellement, il endosse : « Musik ist geschichtlich durch und durch » – « La musique est historique de part en part ». Si la musique est bien cela, comment ne pas concevoir la musicologie comme fondamentalement historique ? Cela est si vrai que, le plus souvent, nos collègues anglo-saxons désignent par musicology la seule musicologie historique.

Mais il n’y a pas que le contexte historique qui peut prétendre expliquer la musique. L’ethnomusicologie a connu ses débuts, d’inspiration comparatiste, dans les laboratoires de l’école de Berlin à l’aube du XXe siècle, mais bientôt les ethnomusicologues vont se rendre sur le terrain : dans les campagnes de l’Europe centrale pour y enregistrer les musiques paysannes, dans les réserves voisinant les grandes cités nord-américaines et où sont regroupés les Indiens, dans les villages de la brousse africaine. Aussi, l’ethnomusicologie va-t-elle être de plus en plus sensible aux contextes culturels, et elle prendra un tournant nouveau, à partir des années 1960, en se fondant sur une deuxième ontologie de la musique, celle qui fait affirmer à Merriam : « La musique est un produit de l’homme et elle a une structure, mais sa structure ne peut avoir une existence en soi séparée du comportement qui la produit. Afin de comprendre pourquoi une musique existe comme elle le fait, nous devons aussi comprendre comment et pourquoi le comportement qui la produit est ce qu’il est, et comment et pourquoi les concepts qui sous-tendent ce comportement sont organisés de telle manière qu’ils produisent la forme particulière souhaitée de son organisé. » (Merriam, 1964, p. 7). Selon deux formules continuellement citées par les ethnomusicologues d’aujourd’hui, la musique devra être étudiée dans la culture et comme culture. De leur côté, c’est par le contexte social que les spécialistes des musiques pop diffusées industriellement vont souhaiter expliquer le développement et l’expansion universelle du rock, du country, du disco, du rap, du tango, de la samba, du zouk, mais aussi des musiques de film, de télévision, des commerciaux publicitaires et même des sonneries de téléphone.

Mais la musique peut ne pas être abordée seulement à partir de ses contextes, historiques, culturels ou sociaux. Dès 1854, l’esthéticien et critique musical Eduard Hanslick, prenant le contre-pied de la conception romantique de la musique, affirmait qu’elle est essentiellement « une forme en mouvement », ce qui représente une troisième position ontologique. Le fort courant structuraliste qui s’impose dans les sciences humaines dans les années 1960, encouragé par les succès évidents de la linguistique structurale pour l’analyse du langage, a conduit à affirmer que la musique est un jeu de structures et de relations qu’il est possible de décrire objectivement. Dès lors, c’est l’analyse musicale qui détiendrait à elle seule le secret des œuvres et des productions musicales, et les musicologues anglophones font une place à part, à côté de la musicology, à ce qu’ils appellent la music theory.

Et il me faut ajouter le postulat ontologique – un quatrième – qui sous-tend une nouvelle famille d’approches de la musique, encore plus récentes : celle des neuro-psychologues pour lesquels la musique, qu’il s’agisse des conduites de création, d’interprétation et de perception de la musique, est le produit des stratégies cognitives des êtres humains et qui considèrent le fait musical non pas par rapport à la culture mais par rapport à des fondements universels, probablement d’origine biologique. Après l’approche de la musique à partir de ses contextes, après l’étude de ses structures immanentes, ces nouvelles tendances se penchent sur les stratégies ou les conduites reliées au phénomène musical.

De plus, parce que chacune des branches de la musicologie que je viens d’énumérer a pris une ampleur certaine, elles se sont institutionnalisées dans des sociétés savantes distinctes et souvent concurrentes, car elles traitent chacune d’objets différents en recourant à des méthodes spécifiques. Pour m’en tenir au monde anglophone que je cite parce qu’il me paraît exemplaire de ce qui s’est passé au cours de la seconde moitié du XXe siècle, une Society for Ethnomusicology (SEM) se sépare en 1955 de l’American Musicological Society (AMS), fondamentalement historique ; la Society for Music Theory (SMT) la quitte à son tour en 1977 pour permettre le développement des recherches analytiques ; en 1981, est créée l’International Association for the Study of Popular Music (IASPM) ; une European Society for Cognitive Sciences of Music (ESCOM) est fondée en 1991 …

L’inventaire de ces quatre ontologies différentes de la musique, des disciplines qui les endossent et des institutions qui les illustrent, n’est pas la seule raison de la diversité actuelle des branches qui constituent la musicologie. La musicologie a éclaté parce que des faits musicaux nouveaux ou différents sont parvenus à l’attention des chercheurs et, de ce fait, parce que leurs objets ne sont pas les mêmes.

Tout d’abord, les assises classiques de la musique européenne ont été mises à mal dès le début du XXe siècle par la révolution sérielle, puis par le développement de nouveaux genres de musiques « sérieuses », souvent possibles grâce à de nouvelles technologies : la musique concrète, devenue la musique électro-acoustique, la musique électronique, la musique stochastique de Xenakis, le théâtre musical de Kagel, la musique spectrale. De nouveaux modes d’explication historique et d’analyse musicale ne pouvaient qu’en découler. Pensons, pour ne citer que deux exemples, au Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer (1966) ou à The Structure of Atonal Music d’Allen Forte (1973). C’est parce que, à partir des années 1950, il y a eu une connaissance de plus en plus grande des musiques de tradition orale, par le disque, par la vidéo et aujourd’hui par le DVD, puis émergence, au niveau mondial, du rock, de la musique pop et de toutes les musiques destinées aux jeunes, que des disciplines spécifiques se sont développées et institutionnalisées pour les étudier.

Il y a sans doute une troisième raison à cet éclatement : l’évolution dans la conception même du travail scientifique. D’une part, ce qu’étudie le musicologue est, selon le mot de Jean Molino (1975) inspiré de Marcel Mauss, « un fait musical total » : on peut en étudier les structures immanentes, leurs contextes historiques, culturels et sociaux, et les stratégies cognitives, créatrices et perceptives qui leur sont reliées. Or chacune de ces trois grandes composantes du fait musical total, structures, contextes et stratégies, commandent de recourir à des méthodes différentes, voire divergentes. Mais comment aborder ces dimensions ?

Mon idée de base, c’est que, depuis les débuts de la musicologie et durant une période plus ou moins longue, chacune des branches que j’ai citées, a d’abord revendiqué un statut d’objectivité, mais, sous l’influence du relativisme et du culturalisme qui caractérisent la période postmoderne dans laquelle nous vivons actuellement, elles sont passées de ce que j’appelle « l’âge des certitudes » à « l’ère du doute ». Or, le moment de ce passage n’est pas le même pour chacune de ces branches qui évolue à un rythme différent de celui de ses voisines. On peut même dire, pour prendre deux exemples extrêmes, que les cognitivistes vivent toujours dans l’âge des certitudes, car, actuellement, leur discipline repose sur l’expérimentation scientifique, alors que le relativisme culturel qui, épistémologiquement, représente l’attitude opposée, domine dans l’ethnomusicologie. De plus, le discours musicologique étant, tout comme la musique, une forme symbolique, c’est-à-dire le produit de stratégies créatrices apparaissant dans un contexte historique et culturel bien précis, la musicologie se transforme de manière différente selon les pays et la spécificité de leur culture épistémologique et scientifique : la musicologie française n’a pas évolué au même rythme et de la même manière que la musicologie nord-américaine ou la musicologie allemande, et sans doute est-ce le cas aussi en Europe centrale et à Cuba où, par exemple, l’influence d’un Assafiev a pu se faire sentir en profondeur en raison de la domination soviétique, alors que ses idées sont totalement inconnues, ou presque, dans les pays occidentaux.

Pour faire sentir sinon l’antagonisme, du moins les divergences profondes qui peuvent exister aujourd’hui entre les musicologues fidèles à une approche somme toute classique de leur discipline, et ce que l’on peut légitimement appeler la musicologie postmoderne, il suffit de résumer les traits dominants des tendances récentes : la musicologie postmoderne se détourne de la confiance téléologique dans le progrès, caractéristique du modernisme ou, comme le dit Ramon Pelinski, « du pouvoir émancipateur de la raison » (Pelinski, 2004, p. 741) ; elle manifeste une défiance certaine à l’égard de la notion de vérité ; son orientation épistémologique est fondamentalement relativiste ; elle affirme la spécificité culturelle des diverses formes de fait musical ; elle revendique une attitude anti-autoritaire, en même temps qu’une attention particulière aux minorités, notamment sexuelles, et aux laissés pour compte de la musicologie traditionnelle, notamment les femmes. Mais parce que plus d’un ou d’une musicologue se réclame encore aujourd’hui des idées dominantes de l’âge des certitudes, le résultat, c’est que nous sommes confrontés à une coexistence et une juxtaposition fort peu pacifique de diverses conceptions générales de la musicologie. Chacune d’elles repose sur des critères épistémologiques distincts et elles sont traversées par des méthodologies variées. Qu’il suffise de penser à la conception positiviste de la science, à la conception poppérienne fondée sur la possibilité de falsification et le progrès cumulatif du savoir, ou aux approches structuralistes d’un côté, herméneutiques de l’autre, parmi lesquelles il convient de distinguer bien des orientations différentes et parfois conflictuelles. La situation est d’autant plus complexe que la diversité des références scientifiques et des modèles résulte souvent de contacts des branches de la musicologie avec d’autres disciplines que la musicologie : l’histoire générale, l’histoire de l’art, la philosophie, l’esthétique, la linguistique, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie.

De tout cela, il résulte un babélisme scientifique devant lequel, on le conçoit aisément, les étudiants et étudiantes d’aujourd’hui, et bien des chercheurs aussi, ont de la peine à s’y retrouver. Or, il n’en a pas toujours été ainsi : lorsque Guido Adler, en 1885, a élaboré son fameux programme fondateur de la musicologie qui distinguait dans la musicologie deux grandes branches, encore thématisées aujourd’hui dans le monde musicologique germanophone, la musicologie historique et la musicologie systématique, c’est bien en fait l’unité de la musicologie qu’il visait à construire, car au-delà de la distinction entre ces deux grands secteurs de la jeune discipline, l’objectif général qu’il assignait à la musicologie était de rechercher les lois qui gouvernaient aussi bien le développement historique de la musique que le fonctionnement des systèmes musicaux ou leurs liens avec la culture et la société.

Nous sommes bien loin de cet objectif initial. Tout comme l’histoire vue par François Dosse (1987), la musicologie est aujourd’hui en miettes, et j’ai la faiblesse de penser qu’elle devrait travailler à reconstruire son unité perdue. C’est pour tenter d’aider tous ceux et celles que l’éclatement présent de la musicologie perturbe, à commencer par nos étudiants, que je voudrais identifier et proposer quelques moyens de concevoir la musicologie comme une discipline unifiée, ce que j’appelle ici « musicologie générale », c’est-à-dire une discipline qui, à la fois, a pour objet tous les types possibles de musiques, sans aucune exclusive, et qui développe des concepts, des principes et des méthodes applicables à tous les types de musique.

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[2] Je voudrais indiquer d’emblée, pour éviter tout malentendu, que, si je vais plaider ici en faveur d’une conception unitaire de la musicologie, ce n’est pas, loin de là, pour nier l’importance et la spécificité du travail dans chacune des branches que j’ai citées. Étudier des manuscrits dans des bibliothèques, ce n’est pas la même chose, que faire du terrain comme le pratique l’ethnomusicologue, de demander à une population de sujets de répondre à des questionnaires comme le fait le sociologue, ou de soumettre des sujets à des expériences de laboratoire comme le fait le cognitiviste. Et c’est encore une autre chose que de disséquer les structures musicales dans les partitions ou les transcriptions. Ces différences, ces divergences et l’exercice autonome de ces entreprises scientifiques, ont leur légitimité pleine et entière.

Il n’en reste pas moins que le praticien et l’étudiant de chacune des branches de la musicologie ont intérêt à savoir ce qui se passe dans la maison d’à côté, car, d’une part, il viendra toujours un moment où le musicologue sera amené à lire et étudier ce que font ses confrères, et, d’autre part, il pourra être confronté à ce que le philosophe des sciences Thomas Kuhn appelait une énigme, c’est-à-dire un problème qui ne pourra être abordé ou résolu que par une discipline qui n’est pas la sienne et vers laquelle il lui faudra se tourner. Dans cette perspective, il me paraît indispensable d’initier le ou la jeune musicologue à l’ensemble de ces branches en portant à leur connaissance les grands paradigmes et les types de méthodes qui leur sont propres. Si, en plus, nous pouvons identifier des méthodes et des principes qui peuvent s’appliquer à chacune de ses branches et ses différents objets, tout en en respectant leur spécificité, alors, nous serons sur la voie de la construction d’une musicologie générale unifiée.

Pour en dresser les grandes lignes, je proposerai quelques pistes de réflexion sur les cinq points suivants :

  • d’abord, je vais tenter de montrer ce que la musicologie historique et l’ethnomusicologie peuvent avoir en commun ;
  • ensuite, j’identifierai quelques aspects où elles peuvent être complémentaires ;
  • je ferai ensuite intervenir l’analyse musicale, aussi bien dans la musicologie des musiques occidentales qu’en ethnomusicologie ;
  • puis je rappellerai les grandes lignes d’un modèle qui tente de réunir l’étude des structures, des contextes et des stratégies ;
  • enfin, je plaiderai en faveur de l’existence d’universaux de la musique dont l’étude pourrait servir de fondement à une musicologie générale.

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[3] Je commencerai donc par une observation sur un aspect qui me semble rapprocher l’histoire de la musique et l’ethnomusicologie, du moins telle qu’on la pratique le plus souvent aujourd’hui. Je fais cette précision car, en ce qui concerne l’ethnomusicologie, je fais allusion ici, spécifiquement, à la forme qu’elle a prise depuis les années 1960, avec les ouvrages fondateurs de Merriam (1964) et Blacking  (1973) : l’anthropologie de la musique. Certes, ces deux disciplines prennent des contours bien différents selon les moments de l’histoire et selon les cultures qu’elles traitent. Écrire l’histoire de la musique de l’Antiquité – pour laquelle les partitions manquent ! – ou du Moyen Âge, qui ne nous a laissé le plus souvent que des manuscrits dont nous connaissons mal la contrepartie sonore, ce n’est certainement pas la même chose que d’entreprendre celle des âges baroques, classiques et romantiques dont nous partageons encore, quoiqu’on en dise, la plupart des codes, ou des musiques du XXe siècle pour lesquelles nous disposons de témoignages directs de compositeurs et de documents audio-visuels. Dans le champ de l’ethnomusicologie, les musiques des chasseurs-cueilleurs et des chasseurs-pêcheurs sont bien différentes de celles des pays dont on connaît l’histoire et où une théorie de la musique a été explicitement développée, comme dans les cultures asiatiques ou arabo-musulmanes. Mais on peut appliquer au domaine musical le rapprochement naguère proposé par Paul Veyne, dans son livre, Comment on écrit l’histoire (Veyne, 1971, in fine), entre histoire au sens large et sociologie : toutes les deux procèdent à des herméneutiques du vécu ; elles sont, pour parler comme Aristote, des sciences du sub-lunaire. Poursuivons l’analogie pour l’histoire et l’anthropologie de la musique : elles ont toutes deux pour objectif commun d’interpréter des traces, traces musicales bien sûr, mais aussi et surtout, traces de toute nature reliées au fait musical (écrits, propos, actions, réactions) qui permettent de resituer la musique dans son contexte. Or, pour le musicologue historien comme pour l’ethnomusicologue, ces contextes se caractérisent par l’étrangeté et la distance, distance historique ici, distance culturelle là. La musique des Banda-Linda est aussi éloignée de l’ethnomusicologue européen que peut l’être, pour l’historien d’aujourd’hui, les musiques européennes du Moyen Âge et de la Renaissance. Les hésitations quant à l’authenticité des pratiques interprétatives de la musique baroque montrent que cette période-là est déjà bien éloignée de la nôtre. Est-on sûr de comprendre toutes les connotations, notamment métaphysiques, du concept de « musique absolue » chez les romantiques ? Et même plus près de nous, la jeune génération de musicologues connaît-elle et comprend-elle les motivations esthétiques et idéologiques des compositeurs de l’« école » de Darmstadt ? Aussi l’interprétation des traces consiste-t-elle, le plus souvent, en une herméneutique des vécus musicaux lointains qui ne prennent un sens logique pour nous que grâce à l’intrigue, pour reprendre une autre expression de Paul Veyne, en fonction de laquelle le chercheur établit des liens entre les faits rassemblés et étudiés, du point de vue historique et/ou culturel. Dans le cas de la musicologie historique comme de l’ethnomusicologie, il s’agit de relier les faits et les événements musicaux avec des contextes.

Cette analogie de situation a été évoquée de manière exemplaire et humoristique par l’ethnomusicologue français Gilbert Rouget qui, dans son livre, La musique et la transe (Rouget, 1980, p. 337-348), a imaginé l’étonnement d’un Africain qui, assistant à une représentation à l’Opéra de Paris, s’interroge sur les raisons des réactions exacerbées et extatiques des spectateurs face aux prouesses vocales des divas. Par là, il indiquait que l’approche culturelle, voire une ethnomusicologie de la musique occidentale était possible, et du même coup, il démontrait que les problèmes soulevés par la distance historique et la distance culturelle étaient identiques dans la musicologie historique et en ethnomusicologie.

Ce sont surtout les historiens de la musique, notamment germanophones, qui se sont intéressés à l’herméneutique en raison de la force de cette tradition philosophique dans leur culture. Carl Dahlhaus (1977) en est un représentant exemplaire, même s’il a exprimé ses réserves avec certains de ses aspects. Mais le « music criticism » des anglophones, tel que défendu par Joseph Kerman (1985), en est une autre illustration. On ne le confondra pas avec la critique musicale de type journalistique ; pour en bien comprendre les objectifs, on la rapprochera de la critique littéraire qui, elle, essaie d’éclairer les significations des œuvres en les plongeant dans leurs divers contextes grâce à des « explications de textes ».

Plus récemment, ces préoccupations ont également pénétré, dans un esprit relativiste, la musicologie nord-américaine — je pense ici aux travaux de Gary Tomlinson (1993) ou de Lawrence Kramer (1993, 1995). L’herméneutique était déjà présente chez quelques ethnomusicologues, notamment John Blacking (1973), chez qui la danse Tshikona est interprétée en fonction de la structure sociale des Venda, dans un esprit néo-marxiste chez lui, mais on la trouve également chez Merriam, inspiré par le fonctionnalisme de Malinowski, ou chez Steven Feld, influencé par le structuralisme de Lévi-Strauss. C’est qu’il n’y a pas un seul type d’herméneutique, comme je le disais tout à l’heure : il faut ajouter à cette première liste, les interprétations colorées, hier, par la psychanalyse et la phénoménologie, et aujourd’hui, le dialogisme (Bakhtine, Gadamer), l’archéologie du savoir (Foucault), les théories de la déconstruction (Derrida), le féminisme et les « gender studies ». Quelle que soit l’opinion que l’on a de chacun de ces courants, il me paraît indispensable qu’étudiants et étudiantes en musicologie soient exposés à ces divers paradigmes de pensée, pas nécessairement pour les pratiquer eux-mêmes ou pour les approuver, mais pour être capables de lire la littérature spécialisée, car, bien souvent, le choix de ces orientations herméneutiques explique la nature et le contenu de l’intrigue proposée par chacun des musicologues pour rendre compte de tel ou tel corpus ou de tel problème musical dans l’histoire ou dans la culture. Si l’on ignore tout des cadres intellectuels de référence utilisés par le musicologue, il sera difficile de comprendre le contenu véritable de sa pensée.

De plus, une saine initiation aux problèmes fondamentaux de l’herméneutique, notamment la théorie du cercle herméneutique et l’insistance sur la position du chercheur par rapport à son objet d’études, est propre à rendre les étudiants sensibles aux problématiques de la validité et de la vérité des discours musicologiques et ethnomusicologiques. La réflexion herméneutique mais aussi la théorisation de la musicologie historique, ont été sensibles aux propositions de Gadamer qui a dérivé une partie de sa philosophie du principe de Heidegger selon lequel « l’histoire n’existe que dans et par l’historicité de l’historien », ce qui signifie, plus simplement, que la formulation du discours historique est fortement dépendante du moment de l’histoire auquel appartient son narrateur. Quant à l’ethnomusicologie, elle a intégré l’attention portée par l’anthropologie culturelle à la distance qui existe entre le point de vue de l’ethnologue enraciné dans sa propre culture, et la culture de l’autochtone. Il importe que les jeunes historiens de la musique comme les apprentis ethnomusicologues disposent des outils théoriques et méthodologiques qui les rendent capables de penser la relation qu’ils entretiennent avec leurs objets spécifiques de recherche.

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[4] Je voudrais insister maintenant, en second lieu, sur la complémentarité des deux branches de la musicologie que j’ai jusqu’à présent considérées, mais pour cela, je vais être amené à faire intervenir l’analyse musicale.

Il est un domaine de l’activité de l’historien de la musique qui peut constituer un exemple pour l’ethnomusicologue : cette dernière n’a peut-être pas intégré, et elle devrait le faire en les transposant, les leçons de la musicologie historique, et notamment celles de la philologie qui, dans le domaine de l’histoire, a une longue tradition. Car l’histoire de la musique nous a appris sinon à mettre en question, du moins à questionner les documents à partir desquels elle reconstitue l’enchaînement des faits et à en faire la critique : à quelle œuvre se rapporte cette esquisse ? Peut-on se fier à la date qui, ici, a été inscrite ? Wagner et Boulez disent-ils vrais sur eux-mêmes ? Je ne suis pas certain que l’ethnomusicologie d’orientation anthropologique partage des inquiétudes similaires, car, après une phase initiale de l’ethnomusicologie trop longtemps ethnocentrique, l’anthropologue de la musique manifeste, très souvent, un préjugé favorable et peu critique en faveur des propos de l’autochtone. N’a-t-on pas assisté, dans certains cas, à une véritable fétichisation de la parole de l’informateur, au point que la transcription de ce qu’il veut bien nous dire s’est souvent substituée à l’analyse du répertoire musical parce qu’elle semblait suffisante pour nous en fournir l’explication ? Et n’est-ce pas souvent sur un petit nombre de témoignages locaux qu’on s’est parfois fondé, au mépris des exigences sérielles et statistiques qui ont précisément fourni à l’histoire en général et à l’histoire de la musique en particulier, leur force et leur fiabilité ? Certes, Hugo Zemp (1979) et Steven Feld (1982) ont eu l’immense mérite, avec d’autres, de nous montrer qu’il existait bel et bien des ethnothéories. Si l’on croyait que les musiciens ne conceptualisent pas leur musique, c’est parce qu’on avait oublié de le leur demander ou parce qu’on n’avait pas compris qu’ils pouvaient théoriser leur musique avec des moyens différents de ceux auxquels nous sommes accoutumés. Il n’en reste pas moins que la parole de l’informateur mérite tout autant que le document historique d’être soumise à l’évaluation critique. La leçon donnée naguère par le linguiste et ethnologue Edward Sapir mérite d’être rappelée : « Deux-Corbeaux, Indien autorisé, pouvait se permettre de nier l’existence même d’une coutume, d’une attitude ou d’une croyance qu’un autre Indien, non moins autorisé que lui, avait données pour vrai. » (Sapir, 1971, p. 103). Pour choisir entre deux témoignages contradictoires, l’anthropologue de la musique se doit, lui aussi, de procéder à la critique de ses sources. Molino a pu observer qu’ « il n’existe pas encore, pour l’oralité, de critique comparable à la critique de l’écrit qu’ont patiemment édifiée philologues et historiens. » (Molino, 1988, p. 14). Un passage des étudiants en ethnomusicologie par les cours d’histoire de la musique où l’on pratique la critique philologique des textes, les amèneraient sûrement à se poser des questions analogues, mutatis mutandis, quand ils sont sur le terrain.

Mais il est aussi des cas où, à l’inverse, c’est l’ethnomusicologie qui peut être exemplaire pour l’historien de la musique.

J’en donnerai deux exemples. Tout d’abord, l’ethnomusicologue est amené à découvrir des manifestations du musical auxquelles le musicologue historien ne pense pas parce qu’il n’est pas dans cette situation de distance culturelle par rapport à son objet qui est le lot commun des ethnomusicologues. Par définition, ils sont amenés à réfléchir sur le fonctionnement et les manifestations de l’oralité. Or, les dimensions non-écrites dans la musique occidentale sont plus importantes qu’on ne peut le penser. L’étude de la musique grégorienne a certainement fait de grands progrès lorsque Peter Jeffery (1992) l’a réexaminée d’un point de vue explicitement ethnomusicologique, considérant que, avec l’écriture grégorienne, nous étions confrontés à la transcription ou à la notation rapide d’un phénomène musical fondamentalement oral. De la même façon, mon excellent collègue montréalais, spécialiste des musiques populaires, Philip Tagg, a fortement dénoncé ce qu’il appelle la « notational centricity » – le graphocentrisme – de la musique occidentale qui, dans son domaine, conduit à occulter l’importance fondamentale jouée par une dimension comme le timbre. (Tagg & Clarida, 2003, p. 28 et 55). Et c’est, entre autres raisons, parce que l’étude des musiques diffusées industriellement nous oblige à découvrir des dimensions fondamentales du fait musical, que j’ai plaidé et plaide encore pour leur étude musicologique, quels que puissent être mes goûts personnels en la matière. Dans tous ces cas, ce à quoi conduisent les études ethnomusicologiques et de « popular music », c’est à une conception anthropologique plus juste de l’ensemble des phénomènes musicaux, et des musiques européennes classiques en particulier (Molino, 2005).

Deuxième exemple : les recherches sur les systèmes musicaux, notamment dans les cultures où, à la différence des sociétés asiatiques et arabo-musulmanes, il n’existe pas de théorie musicale explicite, comme chez les Inuit ou les Pygmées. Les ethnomusicologues qui s’attachent à décrire la réalité des structures sonores, les abordent d’une manière beaucoup plus empirique et systématique que ce n’était trop souvent le cas, jusqu’à une date récente, pour les musiques occidentales.

A priori, l’ethnomusicologue ne connaît pas le « code » des musiques qu’il étudie : il lui faut expliciter les procédures analytiques utilisées, délimiter des unités, définir les relations entre ces unités, séparer les paramètres, mettre en série les diverses pratiques musicales. Parce que les échelles de référence ne sont pas les siennes, il lui faut les reconstituer ; parce que les structures musicales sont à la fois étonnantes et régulières, il lui faut en découvrir la logique sous-jacente, ce à quoi Constantin Brăiloiu (1967, 1973) s’était consacré de manière brillante et spectaculaire à propos du pentatonique ou du rythme enfantin, entre autres ; même si ce type d’approche reste isolé dans la littérature ethnomusicologique contemporaine, l’ouvrage de Simha Arom consacré à la systématique des polyphonies et polyrythmies centre-africaines (1985) démontre de manière exemplaire qu’il existe bien dans la plupart des musiques subsahariennes, une systématique sous-jacente qu’il est possible au chercheur de reconstituer. Et si j’insiste sur cette présence de l’approche systématique en ethnomusicologie, de Brăiloiu à Arom, c’est parce qu’il me semble que l’exemple de ces entreprises réussies devrait, à son tour, de par l’exigence d’explicitation qui en est à la base et qui permet de découvrir des propriétés empiriques insoupçonnées, être profitable à l’analyse des musiques occidentales.

Il y a là, à coup sûr, un paradoxe. Apparemment, le musicologue occidental, lorsqu’il étudie les musiques de sa culture, a une longueur d’avance sur l’ethnomusicologue : il connaît « le code » des musiques qui l’intéressent, notamment le code harmonique. Il peut donc se concentrer sur d’autres dimensions, comme l’histoire des formes, des genres et des styles. L’ethnomusicologue, lorsqu’il se préoccupe de décrire le fonctionnement des systèmes musicaux, doit au contraire tout découvrir. Son premier travail, nous rappelle Arom, est de « dégager les éléments qui constituent le code de la musique qu’il étudie. » (Arom, 1988, p. 9). Il lui faut même oublier sa propre culture musicale. Comme le dit ce même auteur, « un ethnomusicologue africain », formé à l’école occidentale, « entreprendra de décrire sa propre musique en faisant appel à des concepts qui ne s’y appliquent pas et qui ne sont donc pas pertinents. C’est ainsi que, pour rendre compte de l’organisation temporelle, il va noter en 6/8 ou 4/4 une musique où il n’y a pas de temps forts donc pas de mesures. […] Se pose alors une question qui n’effleurerait pas l’esprit d’un musicologue occidental, car rien dans sa pratique ne l’y confronte : est-il possible qu’il y ait des structures périodiques dont la rythmicité soit évidente sans être pour autant soumises à un système fondé sur l’alternance régulière de temps forts avec des temps faibles ? » (Arom, 1988, p. 9). Si l’ethnomusicologue parvient à « oublier » de façon positive et constructive sa culture d’origine, il a l’avantage de se retrouver dans un état de relative naïveté. Privé de facto de certitudes théoriques préalables, il n’a pas d’effort à fournir pour créer entre le fait musical et lui-même la distance nécessaire à la constitution de tout savoir ethnologique. Comme le dit Célestin Deliège, « la plus grande chance de l’ethnomusicologue, est qu’il soit privé de certitudes théoriques préalables à son travail. » (Deliège, 1988, p. 11).

Si le musicologue des musiques européennes établit une distance analogue avec son objet d’études, il aura la possibilité de découvrir des propriétés structurelles et spécifiques qu’avaient occultées les théories générales reçues, notamment celles qui, pour des raisons de simplification pédagogique, édictaient de manière normative comment il fallait écrire enchaînements harmoniques et fugues. Il convient, en effet, de bien distinguer entre l’héritage de la tradition didactique et les analyses descriptives fondées sur des méthodes empiriques. Ce n’est pas un hasard si les procédures d’analyse que j’ai développées à partir des propositions de Nicolas Ruwet (Ruwet, 1972), connues sous le nom de technique paradigmatique, avaient été d’abord appliquées soit, comme l’a fait Ruwet, dans les musiques médiévales ou dans les musiques des périodes de transition dont on connaît mal le fonctionnement, comme celle de Debussy, soit, comme l’a fait Arom, dans les musiques africaines dont on ne pouvait rendre compte à partir des principes à l’œuvre dans notre système classique. En ajoutant à la technique paradigmatique celle de la grammaire générative, Sylveline Bourion (2004, 2006), reprenant le problème des duplications chez Debussy, a pu faire des pas de géant à la connaissance de son style.

Mais il serait faux de penser que les techniques qui ont fait leur preuve en ethnomusicologie ne peuvent pas être de quelque utilité dans les domaines de la musique occidentale dont nous pensons connaître le code. À cet égard, il conviendrait de s’inspirer de la leçon de Montesquieu qui, pour décrire objectivement le comportement des Parisiens de son temps, a eu recours, dans Les lettres persanes, à la fiction du « regard éloigné » d’un Persan. Du même coup, il a fondé l’ethnographie moderne. L’analyse des musiques européennes « savantes » a tout à gagner d’un retour à une approche naïve qui est celle de l’ethnomusicologue débarquant dans un terrain inconnu. La pratique de ce que l’on a parfois appelé, pour la critiquer, la « table rase », peut permettre au musicologue des musiques occidentales de jeter un regard neuf sur les phénomènes musicaux dont on pensait connaître tous les secrets.

Dans cette perspective, je m’en voudrais de ne pas citer ici le travail de Mihaela Corduban (2008) qui reprend de fond en comble la question de la rhétorique musicale à l’époque baroque, en comparant les théories de l’époque avec une analyse des préludes et fugues du 1er livre du Clavier bien tempéré, fondée sur une décomposition paradigmatique systématique. Guy Marchand (2003), a pu montrer, en se fondant là encore sur une soigneuse analyse paradigmatique des cantates de Bach, que le nombre d’or y était à l’œuvre beaucoup plus fréquemment qu’on ne le pensait.

Le musicologue de la musique occidentale, de manière générale, souffre d’être partie prenante de la musique qu’il décrit, bien souvent pour des raisons de préférence esthétique, voire idéologique. Tel est le cas de Jacques Chailley, qui a longtemps régné sur la musicologie française à la Sorbonne, et dont on voit bien que certaines de ses considérations se fondaient sur la défiance qu’il entretenait, pour dire le moins, à l’égard de la musique contemporaine (Chailley, 1951). C’est aussi le cas, à l’inverse, de Célestin Deliège qui, dans un ouvrage monumental et fascinant consacré à la modernité musicale depuis la fin de la deuxième guerre mondiale (Deliège, 2003), se fait le défenseur de l’école de Darmstadt et de ses successeurs et, du même coup, met de côté ou égratigne sans ménagement, dans sa tentative de musicologie critique, des secteurs entiers de l’activité créatrice contemporaine – comme la musique électro-acoustique, l’œuvre de Xenakis, l’école polonaise contemporaine et même l’opéra, qu’il écarte de son examen parce qu’il le considère comme une forme « impure ». Dans ces deux cas, le discours musicologique est orienté par les options personnelles du chercheur, même si elles sont opposées. L’ethnomusicologue, au contraire, n’a pas de tradition musicale à défendre ni d’orientation musicale à justifier (sinon, parfois, la notion passablement confuse d’ « authenticité ») : il est confronté à des musiques dont l’histoire lui échappe et dont l’évolution ne le concerne pas, en tout cas pas de la même façon que la musique de sa propre culture. Il est temps que le musicologue qui se consacre aux musiques occidentales, et notamment contemporaines, traite de la musique de Boulez comme s’il était confronté à celle d’un Banda-Linda, et fuit l’équivalent de la tentation ethnocentrique contre laquelle l’ethnomusicologue est professionnellement et naturellement accoutumé à lutter.

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[5] Jusqu’à présent, j’ai tenté d’indiquer ce que l’historien de la musique pouvait enseigner à l’ethnomusicologue, et ce que l’ethnomusicologue pouvait enseigner à l’historien de la musique. Au passage, j’ai été amené à introduire des exemples d’analyse musicale, inspirés par l’expérience ethnomusicologique, qui peuvent conduire à réinterpréter autrement le fonctionnement des musiques occidentales.

Mais il est temps que je considère en troisième lieu ce que l’analyse musicale à part entière peut apporter et à la musicologie historique, et à l’ethnomusicologie d’orientation anthropologique.

Histoire et anthropologie de la musique ont en commun, je l’ai dit, de faire confiance à la description des contextes, historiques ici, culturels là, pour expliquer le fait musical considéré. Ajoutons aussi les contextes sociaux, car il en va de même, par définition, dans un secteur de la musicologie que j’ai laissé de côté jusqu’à présent : la sociologie de la musique. Or histoire, sociologie et anthropologie de la musique font face à un problème épistémologique identique. Ou bien elles considèrent que la musique fait partie de ces grandes entités que sont l’histoire, la société et la culture. La tentation est grande, alors, de considérer qu’il y a équivalence homologique entre la musique et les ensembles où elle s’insère : c’est le postulat à la fois culturaliste et structuraliste hérité de l’enseignement de l’anthropologue Franz Boas. Ou bien elles considèrent que la musique est le produit de l’histoire, de la société et de la culture : c’est le schéma marxiste de raisonnement ; je dis bien « le schéma » car on le retrouve aussi dans les approches déterministes qui ne se réclament pas du marxisme ; et ici l’historien de la musique, l’ethnomusicologue ou le sociologue de la musique risque de céder à la tentation déterministe. Dans tous ces cas, l’approche du musicologue est réductionniste.

Or, l’analyste, lui, part d’un présupposé ontologique différent, comme on l’a vu : l’essentiel de la musique réside dans ses structures. Il a certainement tort de considérer a priori que le musical puisse   être expliqué en totalité du seul point de vue immanent, ou que la musique soit totalement autonome par rapport aux contextes historiques, sociaux et culturels. Mais en revanche, l’observation empirique des constituants de la musique oblige le musicologue des musiques occidentales, le sociologue et l’ethnomusicologue à se souvenir que la réalité première du fait musical, ce sont bien ces structures immanentes dont les propriétés spécifiques ne sont pas nécessairement réductibles à l’histoire, la société ou la culture.

Le lien homologique ou déterministe entre histoire, société et culture d’un côté, et musique de l’autre, a été plus souvent affirmé que démontré. On a assisté au cours du XXe siècle à l’apparition de modèles d’analyse musicale beaucoup plus sophistiqués et détaillés que les analyses formelles traditionnelles, les chiffrages harmoniques didactiques et les caractérisations stylistiques à gros traits. La publication de trois ouvrages de synthèse sur l’analyse musicale dans les années 1980, ceux de Bent (1980-1988), Cook (1987) et Dunsby-Whittall (1988) démontre la nouveauté et l’impact des modèles de Schenker, Ruwet, Meyer, Forte et Lerdahl-Jackendoff, auxquels il faudrait ajouter aujourd’hui celui de la stylistique musicale de Baroni-Dalmonte-Jacoboni. Or quelle est l’importance de ces nouveaux modèles, explicites et pointus, par rapport aux pratiques holistes et homologiques que je viens d’évoquer ? Ils obligent, et c’est capital, à expliciter à quels niveaux et pour quels paramètres de la structure musicale, s’exerce l’influence des contextes historiques, culturels et sociaux, si et quand il y en a une. J’ai la conviction profonde qu’un contact plus organique entre histoire, sociologie musicale et ethnomusicologie avec les paradigmes de pensée en usage chez les analystes, peut permettre d’éviter, dans ces trois branches, les dangers du réductionnisme dont l’approche marxiste n’a été qu’un exemple trop criant, mais dont on a retrouvé ailleurs le même schéma de raisonnement : celui qui consiste à examiner, donc à ramener, les réalités musicales empiriques à l’aune d’une conception générale de l’humanité, de la société ou de la culture, considérée a priori comme vraie. Mais en même temps que la rencontre de l’analyse, de la musicologie historique, de la sociologie de la musique et de l’ethnomusicologie peut éviter de tomber dans les pièces du réductionnisme, en obligeant ces différents secteurs de recherche à confronter leurs résultats et leurs affirmations, elle peut apporter une pierre de plus à la construction d’une musicologie unifiée. En effet, c’est par rapport à des descriptions précises du matériau musical, fondées sur des modèles identiques, quels que soient les types de musiques examinés, que l’étude des contextes historiques, sociaux et culturels trouveront leur pertinence. Ce que je viens d’énoncer ici constitue déjà un principe de base pour l’édification d’une musicologie générale.

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[6] Mais il ne suffit pas d’analyser les structures immanentes d’une œuvre ou d’un corpus musical. Il ne suffit pas d’examiner dans quelle mesure et comment ces structures immanentes sont en relation avec l’histoire, la société et la culture. Le musicologue doit aussi s’intéresser aux stratégies cognitives qui sont à l’œuvre à la fois dans les processus de création, d’interprétation et de perception musicales. C’est l’objet de mon quatrième point.

Ces préoccupations ne sont pas nouvelles. Il y a longtemps que la musicologie historique a pensé être capable, dans ses exégèses, de retrouver « l’intention » des compositeurs. Même si cet objectif a été dénoncé en musicologie, sous l’influence de la théorie de l’« intentionnal fallacy » – l’illusion intentionnelle – introduite dans la critique littéraire par Wimsatt et Beardsley (1946), cela n’a pas empêché les historiens de la musique de consacrer beaucoup de temps à l’étude des esquisses – les « sketch studies » de la musicologie historique anglophone – qui auront certainement apporté beaucoup à la connaissance des stratégies compositionnelles. Dans le domaine de l’ethnomusicologie, et après avoir longuement dégagé les structures des polyphonies et polyrythmies qu’il a étudiées chez les Banda-Linda, Arom est amené à se demander de quels modèles elles viennent, et comment ils sont reconnus par les autochtones. De leur côté, les neuro-psychologues de la musique démultiplient les expériences pour tenter de comprendre quels sont les mécanismes cognitifs du cerveau à l’œuvre dans les stratégies compositionnelles, les processus d’apprentissage et d’interprétation, et les conduites perceptives des auditeurs. Ici encore, nous sommes en présence de champs de recherche en apparence distincts et autonomes, puisqu’ils sont abordés par les historiens de la musique, les ethnomusicologues et les cognitivistes. En réalité, les voilà confrontés à des questions rigoureusement analogues d’un domaine à un autre : quelles sont les stratégies créatrices qui ont conduit à l’existence de l’œuvre ou de telle production musicale particulière ? Quelles sont les stratégies perceptives auxquelles elles donnent lieu ? Dès lors les questions que les musicologues peuvent être amenés à se poser, quelle que soit leur champ de spécialité, sont les suivantes :

  • quelles sont les structures propres à cette sonate de Beethoven, à la musique de la danse Mbaga ou à cette chanson de Madonna ? ou, à un niveau hiérarchique plus élevé dans l’organisation musicale, quelles sont les caractéristiques stylistiques de toutes les sonates pour piano de Beethoven, des danses africaines des Baganda, de l’ensemble des chansons de Madonna? C’est ce que la théorie dite de la tripartition sémiologique proposée par Molino (1975) et que j’utilise dans tous mes travaux, dénomme l’analyse du niveau neutre (que j’appelle souvent « analyse immanente » parce que le mot « neutre » dérange) ;
  • quels sont les processus créateurs qui expliquent que le résultat final de ces pièces soit ce qu’il est (ce qui relève de la poïétique, dans le jargon de la même théorie) ?
  • quels sont les processus perceptifs auxquels il donne lieu (l’esthésique, selon les termes de la théorie tripartite) ?

Ce à quoi on peut ajouter, en réintroduisant la problématique des contextes: comment ces structures, ces stratégies poïétiques et ces stratégies esthésiques s’expliquent-elles dans leurs contextes historiques, sociaux et culturels ?

Il semble légitime d’admettre que toute entreprise musicologique appliquée à un objet musical quelconque s’attaque à ces trois grands niveaux d’organisation – les structures, les stratégies et les contextes – et que, à un moment quelconque, si l’on veut rendre compte de l’objet, œuvre ou style, de la manière la plus complète possible, il sera nécessaire de relier l’un à l’autre ces trois niveaux et de recourir aux diverses méthodologies qui permettent d’en rendre compte. Si tel est bien le cas, alors on comprendra pourquoi une musicologie générale, non seulement dans ses champs d’application mais aussi dans ses méthodes, est possible. Cette perspective conduira à déborder les barrières corporatistes et institutionnelles qui existent entre musicologie historique, ethnomusicologie, sociologie de la musique, étude des musiques populaires et analyse musicale. Les véritables différences résideront entre les types d’outils utilisés pour rendre compte de ces niveaux, encore une fois quels que soient les objets auxquels ils seront appliqués : les outils du décorticage analytique et structural ; les instruments critiques, historiques, sociologiques ou expérimentaux utilisés pour mettre le doigt sur le fonctionnement des stratégies cognitives, poïétiques ou esthésiques ; les grilles herméneutiques nécessaires à l’interprétation des contextes historiques, sociaux ou culturels des objets considérés.

La théorie de la tripartition appliquée aux structures immanentes, aux stratégies et aux contextes est sans doute le cadre qui permettra de bâtir une musicologie générale en débordant les frontières de chacune des branches constitutives de la musicologie.

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[7] Mais l’utilisation de ce cadre proposé pour le développement pratique de la musicologie générale, sera d’autant plus aisé que l’on admettra l’existence d’universaux de la musique. Car s’ils existent, la recherche des traits communs à l’ensemble des phénomènes musicaux et de méthodes communes pour en traiter, devrait permettre à l’histoire de la musique, l’ethnomusicologie, la sociologie et l’analyse de converger. Certes, histoire de la musique, ethnomusicologie et sociologie de la musique s’attachent, en première instance, à décrire ce que telle ou telle musique a d’historiquement, de culturellement et de socialement spécifique. Mais la tâche de la musicologie n’est-elle pas aussi de tenter de mieux comprendre ce qu’est la musique ?

Sous l’influence du culturalisme qui domine actuellement dans l’esprit du temps, la quête des universaux de la musique a fort mauvaise presse. Dans un article que j’ai co-signé avec Jean Molino (Molino & Nattiez, 2007), nous avons fait l’inventaire des arguments hostiles à cette recherche des universaux. Je vais les énumérer un par un, en indiquant les réponses qu’on peut leur opposer terme à terme. Tel sera mon dernier point.

– 1er argument négatif : la plupart des cultures n’ont pas de mot qui corresponde à ce que nous entendons par « musique ». En fait, le concept de « musique » s’applique à des réalités bien différentes, y compris dans notre propre culture, et notre concept de « musique pure » qui est bien souvent à la base de ce que nous entendons aujourd’hui par « musique », ne constitue certainement pas la référence par rapport à laquelle examiner les manifestations musicales dans le reste du monde.

– 2ème argument négatif : on ne connaît pas toutes les musiques du monde. Cette critique repose sur une conception erronée du travail scientifique. La musicologie, pas plus que les autres sciences, ne fonctionne par induction ; elle élabore des hypothèses à partir d’échantillons nécessairement limités.

– 3ème argument négatif : on peut facilement opposer à tout candidat au statut d’universel un ou plusieurs contre-exemples. Certes, et sans doute faut-il parler de quasi-universaux. On rencontre partout des personnes égoïstes ou généreuses, modestes ou prétentieuses, introverties ou extraverties. Ce n’est pas parce qu’on ne peut retrouver chez une même personne ces traits de caractère diamétralement opposés, que ce ne sont pas des caractéristiques universelles qui sont présentes dans toutes les sociétés et dans toutes les cultures. Dans notre domaine, ce ne sont pas toutes les possibilités universelles de la musique qui se réalisent dans chacune des cultures, comme Brăiloiu l’avait admirablement montré à propos des rythmes enfantins. L’existence des contre-exemples indique simplement que la caractérisation des traits universels identifiables dans les musiques doit se faire par le biais de typologies qui permettent de dresser la carte de la présence et de l’absence de tel ou tel trait dans chacune des cultures.

– 4ème argument négatif : la quête des universaux ne saurait rien nous apprendre quant à la spécificité de la musique, car un certain nombre des universaux déjà proposés dans la littérature musicologique ont un champ d’application beaucoup plus large. Réponse : si l’on découvre des universaux de la musique présents dans d’autres formes symboliques, cela permettra de distinguer entre les stratégies humaines générales et ce qui serait spécifique, sans jeu de mots, de la faculté de musique ; en même temps, la découverte de phénomènes musicaux chez les animaux nous permet à la fois de tenter de cerner ce qui serait spécifique à l’être humain et ce qui rattacherait la musique à l’ensemble du vivant.

– 5ème argument négatif : la musique ne peut être séparée du contexte social et culturel dans lequel elle s’inscrit parce qu’elle en est le produit. Oui, il existe des liens entre une musique spécifique et une culture particulière, liens qu’il faut expliciter en fuyant toute tentation holiste, déterministe et réductionniste. Encore faut-il pour cela préciser à quel niveau particulier ces liens sont exhibés. Pour cela, il convient de généraliser le principe de la « paramétrisation » qui traverse l’œuvre de Leonard Meyer. Mais même si on met quelques-uns de ces liens en évidence, cela ne signifie pas que l’organisation du sonore ne puisse pas faire l’objet d’études immanentes et qu’elle ne réponde pas, à côté d’éventuelles causalités culturelles, à des principes qui sont biologiquement et neuro-psychologiquement fondés.

– 6ème argument négatif : chaque culture a une musique que l’on ne peut comparer aux autres et qu’il convient d’étudier seulement dans sa singularité. La world music apporte un sérieux démenti à la radicalité de cette affirmation. La diffusion planétaire de toutes les musiques est bien la preuve que l’on peut séparer la production sonore de son contexte et que, apparemment, elle peut être écoutée et appréciée loin de son contexte d’origine, même si c’est à partir de catégories différentes (et cela vaut aussi pour l’histoire: il est à peu près certain que nous n’apprécions pas Bach dans les mêmes termes que ses contemporains !). Pensons au disque Mozart in Aegypt. Comment se fait-il qu’il soit possible de réunir, d’enchaîner et de mixer dans une même pièce des extraits de Mozart et des échantillons de musique arabe, et que ce disque soit devenu un best-seller mondial ? Et bien des œuvres de Georges Enesco, combinant écriture occidentale classique et emprunts au folklore roumain, ne sont-elles pas là aussi pour le démontrer ? La musique sous toutes ses formes apparaît aujourd’hui comme un universel humain en acte.

Il existe donc bien des universaux de la musique, et leur étude n’a rien d’incompatible avec celle des spécificités historiques, sociales et culturelles. Plus précisément, et selon un modèle que j’ai proposé naguère qui distingue dans une même œuvre différents niveaux de pertinence stylistique, ces spécificités et les universaux ne se situent pas au même niveau de la hiérarchie pyramidale caractéristique de tout phénomène musical (Nattiez, 1987, p. 172). Ce qu’ils mettent en question, d’un point de vue à la fois institutionnel et épistémologique, c’est la prétention de chacune des branches de la musicologie à rendre compte de manière exclusive du fait musical. Le projet d’une musicologie générale apparaît alors légitime et fondé : il peut permettre de dépasser les frontières que chacune des branches de la musicologie a trop souvent la tentation d’ériger, pour des raisons qu’expliquent davantage les faiblesses humaines que les arguments épistémologiques.

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[8] Dans ce qui suit, en conclusion, je vais développer brièvement en quatre points une proposition que Molino a faite dans l’intervention de lui que j’ai déjà citée (Molino, 1988, p. 14-15) et que j’ai moi-même mise en œuvre dans la conception de l’Encyclopédie musicale que j’ai publiée ces dernières années, notamment dans son volume V (Nattiez éd., 2007).

  1. L’ethnomusicologie a eu le mérite de montrer combien l’oralité est un phénomène fondamental du musical. Elle peut conduire à s’interroger sur la place qu’elle occupe dans les cultures musicales fonctionnant essentiellement dans l’écriture. C’est une typologie de l’oral et de l’écrit, quels que soient les types de musiques où on les rencontre, qu’il faut dresser.
  2. La musicologie historique, l’analyse et l’histoire des théories musicales se sont intéressées aux théories explicites à l’œuvre dans nos sociétés. Elles ont conduit à découvrir qu’il existait aussi des « ethnothéories » dans les cultures de tradition orale, exprimées de manière différente que dans les nôtres, notamment par le biais de métaphores, mais qui peuvent jouer un rôle tout aussi important pour la construction des musiques des « chasseurs-cueilleurs » et des « chasseurs-pêcheurs » que dans les musiques de notre civilisation ou dans les sociétés où des théories explicites existent, comme dans le monde arabo-musulman, en Inde ou en Asie. Une typologie des diverses formes de théorisation de la musique est une nécessité.
  3. Mais le clivage entre traditions savantes et non-savantes ne passe pas entre les différents types de sociétés que je viens de citer. C’est donc, là encore, une typologie des relations entre ces différents types de musiques dans l’histoire et dans chacune des cultures, qu’il faut entreprendre. Pour le faire, il est absolument indispensable d’intégrer dans ce programme de recherches la « pop music » et toutes les formes de musiques diffusées industriellement, technologiquement et médiatiquement.
  4. Enfin, le degré de contrainte et de codification auquel sont soumises la création et l’exécution musicales ne passe pas non plus par la séparation entre les musiques étudiées par la musicologie historique et celles qui intéressent l’ethnomusicologue, le spécialiste des musiques pop ou le sociologue de la musique, mais selon le fonctionnement de chacune des cultures et des groupes particuliers qui existent dans nos sociétés, comme dans les autres.

La musicologie générale, au-delà des branches qui la constitue et des domaines spécifiques qu’elle étudie, doit donc s’interroger, pour chaque groupe de musiciens et dans chaque culture, sur les relations de l’écrit et de l’oral, sur les diverses formes de théorisation de la musique et de verbalisation sur la musique, sur le degré plus ou moins grand d’élaboration savante de la musique, sur les diverses formes de création, d’interprétation et de perception musicales. Pour effectuer tout cela, la musicologie générale dispose d’un outil ou d’une consigne méthodologique : l’établissement de typologies transculturelles. Ainsi conçue, la musicologie générale devrait prendre la forme d’une vaste anthropologie de la musique (Molino, 2005). C’est à la construction des premières pierres d’une semblable discipline que, avec la complicité de mes collègues Mario Baroni, Margaret Bent et Rossana Dalmonte, je me suis employé dans le dernier volume de l’Encyclopédie musicale que j’ai déjà citée (Nattiez éd., 2007). Il est trop tôt pour savoir si cette entreprise conduira à dépasser les cloisonnements entre les diverses branches de la musicologie. C’est en tout cas avec l’espoir que cela arriverait que j’ai suscité la réalisation concrète de ces typologies et de ces comparaisons. L’avenir seul me dira si j’ai eu raison.

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Jean-Jacques Nattiez. Professeur émérite en musicologie, Université de Montréal (Canada), Faculté de musique.

Auteur: Jean-Jacques Nattiez

Jean-Jacques Nattiez. Professeur émérite en musicologie, Université de Montréal (Canada), Faculté de musique.