Auteur : Wael Samoud | Docteur en musique et musicologie. Université de Gafsa, Institut Supérieur des Arts et Métiers.
Résumé :
Aborder le champ de la sémiotique musicale paraît une tentative audacieuse pour mieux expliciter le fonctionnement du système du signe à l’œuvre dans l’émanation et la communication du sens musical. Parmi les approches suivies dans ce domaine d’étude, il y a celles qui entreprennent un examen comparatif de ce qui apparaît comme traits de partage entre le système musical et celui du langage. Une fois dégagés ces traits, le chercheur essayera ensuite d’en déduire quelques régularités similaires à ce que l’on retrouve dans le langage verbal pour tenter en dernière instance de les remonter jusqu’aux lois les plus générales.
Bien qu’il existe une certaine transversalité sémiotique « naturelle » entre ces deux systèmes de signes, (musique et langage), il reste toutefois difficile de pouvoir relever de tels traits qui soient parfaitement analogues les uns aux autres, d’autant plus que leur identification n’a pas toujours une fiabilité à toute épreuve dans l’entreprise sémiologique du musical. Cette étude aborde donc ces questions de l’analogie musico-langagière à partir d’une approche alternative qui tente de retrouver la pertinence et la validité de cette procédure analogique présente au cœur de tout projet d’une sémiologie de la musique tout en prenant compte des limites imposées d’abord par la nature même des deux formes expressives, et ensuite par la subjectivité qui marque toute expérience d’écoute musicale.
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- Pour citer l’article : Samoud, Wael, 2016 : « La méthode analogique musique-langage dans l’étude de l’expression musicale : enjeux et limites. Vers une transversalité sémiotique », CTUPM, https://ctupm.com/fr/the-analog-music-language-method-in-the-study-of-musical-expression
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1. Introduction
Lorsqu’on observe les travaux traitant des questions du sens et de la signification en musique (musicologiques soient-ils, ou autres), on pourra relever des thèses qui rejoignent toutes une idée commune : la musique est l’art de l’indicible et de l’ineffable et est, par ce fait même, irréductible au discours et à la diégèse (Jankelevitch, 1983, p. 124-126). Pour autant qu’elle soit une forme d’expression signifiante par essence, la signification que la musique procure est surabondante, « symbolique », et comme telle, elle résiste à la « dégradation en signes ou en images » (Rosolato, 1969, p. 116). Ainsi, la musique se pose comme l’au-delà du discours rationnel. Le langage verbal est, sinon incapable de rendre compte de l’expérience musicale dans ce qu’elle a de plus propre, du moins insuffisant en vue d’atteindre l’entier de la musique.
Par ailleurs, l’idée de la musique en tant que phénomène expressif producteur de sens et de signification continue à prospecter les musicologues, et plus précisément les chercheurs en sémiologie musicale (J.-J. Nattiez, 1975 – 1987 – 2004 ; J. Molino, 1975 ; R. Monelle, 1992 ; N. Ruwet, 1972 ; L. B. Meyer, 1956 ; N. Meeùs, 1993 – 1999 ; A. Boucourechliev, 1993, F. Escal, 2007, C. Esclapez, 2009 ; E. Fubini ; E. Tarasti, 1996 ; 2007b ; etc.). Dans leurs travaux, ces chercheurs se réfèrent constamment aux conceptions linguistiques et aux protocoles d’analyse syntaxiques en vue de l’édification d’une sémiotique musicale qu’ils espéraient efficace. Lorsque posée, cette question de la binarité musico-langagière réactive de nombreuses problématiques de la musicologie et de la sémiologie générale (à savoir la syntaxe, la narrativité musicale, les universaux, etc.) dont le traitement incite à revenir sur la conception langagière. L’enjeu consistera dans ce cas à pouvoir surmonter les problèmes d’adéquation conceptuelle entre les théories linguistiques et celles de la musique. De toute façon, la question de la métaphorisation langagière de la musique et ce qu’elle présuppose comme rapports analogiques avec le langage verbal est problématique compte tenu de la disproportion entre le potentiel évocateur de la musique et l’inévidence foncière de ce qu’elle dit. Mais si ce rapprochement musico-langagier paraît imposant, c’est probablement à cause de l’inféodation de la pensée au langage verbal.
Il est vrai que les « métaphores langagières » font déjà partie du vocabulaire musicologique d’hier comme d’aujourd’hui. N’use-t-on pas, lors d’un discours porté sur une œuvre musicale, d’une terminologie empruntée essentiellement à la linguistique, à savoir « la syntaxe musicale », « le langage tonal, atonal ou modal », « le style d’écriture ou de composition », « la phrase », « la citation », « le dialogue » ou certaines formes de ponctuation, etc. ?
L’expression « langage musical », bien que relevant de la métonymie courante, comporte au fond des résonances intersémiotiques et sous-tend une transversalité des deux formes d’expression dont il est primordial de dénouer les liens, d’explorer les juxtapositions et les rapports de tensions avant de vérifier si la musique, dans son déroulement linéaire implicatif (i.e. sa dimension immanente), émet du sens au même titre que le langage usuel, et si elle opère vraiment des correspondances alternatives de son discours de types dénotatif/connotatif, sensible/intelligible, rationnel/mimétique.
Cela étant, il n’en reste pas moins que l’adoption de la démarche analogique musico-langagière est d’une fiabilité et d’une légitimité certaine dans le cadre des études musicologiques. La vraie question s’articule en fait à partir des deux interrogations suivantes : La musique est-elle pour autant un langage ? Est-il possible de procéder à une conceptualisation de la musique en se tenant hors des références au modèle linguistique ?
Si cette question retrouve les bonnes conditions d’être posée, et si la discussion autour d’elle pourra avoir une validité, c’est parce que la musique est, dans bien des cas, l’expression « intransitive » d’une émotion, d’un état psychique, d’un sentiment, etc., face à laquelle l’auditeur se retrouve amené à en concéder des jugements et à lui conférer donc une valeur symbolique particulière. Dans ce sens, la musique s’envisageait moins comme un idiome véhiculant des concepts que comme un langage des passions (Kant, 1965, p. 156).
La musique, dans son état pur (i.e. la musique instrumentale), peut communiquer « quelque chose » à son auditeur sans le soutien des paroles qu’elle accompagne (Bonds, 2006, p. 13). Ce « quelque chose » échappe au discours verbal supposé la décrire. La musique (sans texte) est capable de représenter l’essentiel de l’expérience sensible profonde de l’homme pour l’immerger dans la pure contemplation et l’emporter dans un royaume inconnu, au-delà de notre monde sensible, celui de l’indicible (Dahlhaus, 1997, p. 95), ou pour mieux dire, de l’ineffable (Jankélévitch, 1983, p. 92).
2. Sens intrinsèque/sens extrinsèque
Dans maintes travaux musico-sémiologiques, l’idée selon laquelle la musique produit du sens qui lui est immanent est souvent posé. Les tenants de ce courant de pensée stipulent que la musique ne doit s’expliquer qu’à partir d’éléments proprement musicaux et par l’intérêt intrinsèque de celle-ci (Dowling et Harwood, 1986 ; Hanslick 1986, R. Jacobson, 1970-1973 ; Varèse & Hirbour, 1983 ; Stravinsky, 1971 ; Souriau 1970 ; Ruwet, 1967 ; etc.) : « Le sens de la musique ne peut apparaître que dans la description de la musique elle-même », disait en substance N. Ruwet (1967, p. 91). Ces chercheurs défendent l’idée de l’autonomie de la musique, de son autoréférentialité et de son autosuffisance. Selon eux, la musique est un « système autotélique » qui pourra exister en dehors de toute sorte de contextualité extérieure. C’est d’ailleurs l’avis de Roman Jakobson selon qui « la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même » (Jakobson, 1970, p. 99). Si signification musicale il y a, celle-ci devra donc être considérée comme émanant du contenu même de l’œuvre, en tant que qualité entièrement concentrée dans sa syntaxe. L’auteur précise que le signifié (correspondant à la face intelligible ou traduisible du signe musical) est, en musique, donné dans la description du signifiant (l’aspect sensible), et que la méthode qu’il convient d’adopter dans l’étude du sens de la musique doit forcément passer par « l’étude formelle de la syntaxe musicale et par la description de l’aspect matériel de la musique à tous les niveaux où il a une réalité (production, transmission acoustique, perception, contrecoups physiologiques tels que rythme cardiaque, etc.) » (ibid).
Suivre ce point de vue suppose, bien entendu, de revenir sur la définition basique du langage retenue par Chomsky et Miller (1963, p. 283) que nous reprenons ici : « un langage “L” est un ensemble, fini ou infini, de phrases, chacune finie en longueur est construite par concaténation à partir d’un ensemble fini d’éléments ». La sémiologie musicale a de sa part tenté d’appliquer les modèles linguistiques dans l’analyse de la musique. Le musicologue est ainsi invité à relever des rapports d’analogie entre les unités linguistiques et les structures musicales qui constitueront par la suite des éléments de base pour l’élaboration d’un modèle strictement normatif réciproque. Cela implique de prendre d’abord la « phrase » verbale comme l’analogue d’un « fragment » musical constituée de plusieurs unités (ou « motifs »). Ensuite, le chercheur est invité à étaler la notion de « concaténation » de manière à y inclure les rapports de simultanéité (s’attachant à l’harmonie) et les rapports obliques (ou contrapuntiques).
En effet, l’étude de la forme de l’expression de la musique (la partition ou la trace par exemple) pourra, selon cette logique introversive, rendre visibles (mais pas nécessairement explicables) des propriétés relationnelles intrinsèques et des rapports de tension sur lesquelles se fonde la structure logique commune à l’idée musicale et aux différentes formes de représentations. Une fois relevées, ces propriétés peuvent révéler des similarités et des affinités surprenantes avec celles du langage verbal. A partir d’une analyse de décomposition poussée du niveau neutre de la musique, il sera possible d’identifier une certaine logique constructive régie par des lois combinatoires et des régularités particulièrement signifiantes. Au final, si cette analyse apportera des éclairages sur les éléments internes responsables à la production du sens de la musique, il sera en l’occurrence strictement musical, intrinsèque ou « congénérique ». Dans cette modalité de production du sens, le « signifié musical » est pris tel qu’il est, dans son état pur. La syntaxe musicale s’expose alors en tant que « niveau signifiant par soit même », tout à fait indépendante d’une quelconque signification référentielle, et ne saurait donc être liée à des objets extérieurs à la musique même.
D’autre part, et au-delà de cette modalité de fonctionnement intrinsèque, la musique entretient également des rapports référentiels implicites avec son dehors (le social, le culturel, l’historique, l’idéologique, le vécu de l’auditeur, etc.) et donne lieu, par son pouvoir méta-discursif exceptionnel, à des représentations et des figures signifiantes spécifiques ayant certes leur valeur de sens au sein d’une aire géographique, historique et culturelle donnée, mais qui restent difficiles à évaluer, faute de pouvoir les comparer rigoureusement à leurs modèles. En tout cas, ce qu’il faut dire, c’est que ces liens à ses objets et ses interprétants établissent l’extension de ses significations possibles, et sont, par ce fait même, des actants potentiels dans la construction de toute l’expérience musicale. Cette zone d’échange intersémiotique est le lieu où la musique pourra représenter (métaphoriquement) les rapports complexes de l’individu à son monde, à la vérité, et aux objets tout en maintenant un niveau minimal d’intersubjectivité dont se dote toute expérience artistique. C’est d’ailleurs sur ce territoire extra-musical que se situent les aspects de la musique, ceux que nous aurions tendance à qualifier d’ « esthétiques » : son expressivité, sa signifiance et ses valeurs de sens. Lorsque ces rapports « externes » s’incarnent, ils déterminent aussitôt une attitude, un façonnement ou une position esthétique particulière, construits sur la base d’une certaine structuration de la pensée causale et à partir d’une certaine disposition de l’esprit face à la musique écoutée. C’est le moment où s’instaure la communication intersubjective (poïésis/esthésis) entre l’émetteur et le récepteur au sein d’un espace d’échange interpersonnel. On doit préciser que ce réseau d’échange n’implique pas nécessairement une verbalisation et ne contient pas forcément un sens extérieur, mais se détermine en fonction du niveau de similitude entre les réseaux sémiotiques individuels, ce qui sous-entend ici la présence et la circulation d’un code spécifique qui les maintient. Ce processus intersubjectif, bien qu’il se produise dans des zones obscures des réseaux sémiotiques individuels, est indispensable dans l’acte d’appréhension et d’interprétation de la musique. Il permet d’activer chez le récepteur une esthésis au travers de ses propres objets et interprétants pragmatiques de façon à produire une image acoustique qui est elle aussi une stratégie (Meeùs, 1993, p. 334). C’est à ce moment-là qu’un « jugement esthétique » peut naître comme l’un des aspects d’une incarnation de la pensée créatrice. En examinant de plus près cette modalité de fonctionnement extrinsèque, on pourra alors mieux élucider les mécanismes représentationnels, voire significatifs de la musique.
Ces deux thèses (celles de l’introversivité et de l’extroversivité du sens musical), pourtant opposées, se réunissent néanmoins en un point central : la musique est un phénomène véhiculaire de sens et de signification. Bien qu’énigmatique et que les questions qu’elle pose restent encore désespérantes et hérissées de difficultés (Nattiez, 1987, p. 89-97), cette potentialité de l’art musical pourra toutefois être mieux éclairée à partir d’une approche épistémo-analytique polyvalente, appuyée davantage sur la méthode analogique musico-langagière. Au cours de ce traitement, on n’hésitera pas à mettre en perspective les prises phénoménologiques, épistémologiques et même philosophiques qu’implique cette question en vue d’une meilleure compréhension des interactions et de la permutabilité entre le « signe musical » et le « signe verbal ».
3. Musique vs Langage : à la recherche d’une transversalité sémiotique
L’assimilation de la musique au langage avec ce que cela présuppose comme contacts probables, parallélismes et tensions entre deux énoncés essentiellement sonores implique une restitution de sa généalogie à travers les déclinaisons des formulations qui la présupposent. L’étude qui entend explorer cette dualité musique-langage doit passer par la question fondamentale, celle des relations articulatoires instituées entre des éléments de la forme musicale et le discours verbal supposé s’y attacher. A partir de la confrontation de ces deux systèmes (musical et langagier), il devient possible, selon Nicolas Meeùs, « d’en déduire les points d’intersection, dans lesquels on pourra reconnaître alors le noyau d’une sémiotique générale » (Meeùs, 1993, 306). Dans ce cadre, il n’est pas sans intérêt d’évoquer la formulation du philosophe esthéticien Adorno qui a bien souligné ce vis-à-vis de la musique et du langage comme base de la tension problématique entre ces deux champs. Adorno explique à cet égard que « tout langage signifiant tend vers un sens absolu, et que cet absolu ne cesse de lui échapper. La musique, elle, l’atteint immédiatement, mais au même moment il lui devient obscur, tout comme l’œil est aveuglé par une lumière excessive, et ne peut plus voir ce qui est parfaitement visible » (Adorno, 1982, p. 6).
En un certain sens, le signifié musical est un être symbolique dénué de concept : « la musique n’a donc ni signifié ni signification, et la querelle des bouffons de la signification intrinsèque contre la signification extrinsèque n’a pas lieu d’être. […] la musique ne parle donc pas parce qu’elle est déjà parlée, elle résulte de la transposition d’un autre discours » (de Florence, 2008, pp. 63-64). Si sens musical il y a, celui-ci parvient à l’auditeur sous forme de représentations éphémères, échappant à la saisie conceptuelle. Leur niveau de subjectivité tient à la manière dont l’information musicale est traitée et à l’ensemble des processus d’élaborations cognitives et référentielles qu’elle implique et par lesquels elle passe. C’est ce qui explique d’ailleurs que la musique, abordée sous une telle perspective, est une expression difficilement verbalisable, ce qui revient à dire qu’il est peu probable de penser que la musique remplace le langage parlé ou écrit : « La musique se pose moins ici comme un langage qui pourra communiquer des significations que comme une représentation de la tentative humaine d’énoncer le Nom du divin, si subjective et transcendantale soit-elle » (Adorno, 1982, p. 4). Selon Levinas, la musique n’arrive qu’à une condition d’effacement, surgissement en même temps qu’effacement, et c’est là où réside précisément sa puissance paradoxale, car il n’y aura de musique qu’à partir de cet effacement : « Les instants de la mélodie ne sont là que pour mourir. La fausse note est un son qui se refuse à la mort » (Levinas, 1981, p. 46).
La mémoire à court terme (MCT) répond quant à elle à ce principe lorsqu’il s’agit de percevoir une musique donnée. A la différence de la perception visuelle qui est maintenance, la perception auditive ne garde qu’à la condition de perdre, et ce qu’elle saisit dans l’immédiat se classe aussitôt en tant que passé, perdu. Cela constitue pour les commentateurs une grande difficulté pour parler raisonnablement de la musique, posée désormais comme évènement, comme processus, comme changement permanent, un phénomène qui ne se laisse pas immobiliser, résistant à être réduit dans une intuition, dans un concept telle que la musique.
A partir d’une perspective générale, on pourra légitimement considérer la musique comme un langage spécifique dans le sens où, et comme le soutenait déjà Raymond Court, elle est un phénomène social, et considérant cela, « elle est, dans son essence, langage, en ce sens fondamental où le langage, loin de se réduire à une institution parmi d’autres, se confond avec l’instauration de la communication, de la réciprocité, de l’échange par quoi est scellé le lien social lui-même » (Court, 1976, p. 39). Mais la plus grande difficulté surgit dès le moment où on devra corréler les signes « musicaux » à leurs significations et tenter de les rapporter à leurs « référents », aux objets du monde réel auxquels ils s’attachent. C’est d’ailleurs un problème majeur pour tous les langages non-linguistiques dont la verbalisation du contenu des signes qui les composent est plus difficile en comparaison avec celui des langages verbaux. Nicolas Meeùs explique à ce titre que le fait de tenter une telle verbalisation « ne peut qu’écarter impitoyablement l’observateur de l’objet même de son étude et le rejeter dans le domaine linguistique » (Meeùs, 1993, p. 307).
La légitimité et la pertinence d’une cette démarche analogique musico-langagière résident encore dans le fait que ces deux formes d’expression partagent des propriétés communes que l’on pourra faire remonter à une origine commune (Mâche, 2001 ; Stern, 1989). La présomption qui consiste à considérer la musique comme forme de langage s’appuie souvent sur la présence d’éléments communs au cœur des deux formes d’expression. L’inscription dans le temps est l’un des axes les plus marquants qui englobe le rythme, la métrique et la durée, paramètres qui, en musique, sous-tendent la présence des formes de ponctuation, des syllabes, etc., au cœur de son discours. Musique et langage partagent également la linéarité du discours et l’utilisation d’objets sonores. Tous deux s’inscrivent dans la linéarité temporelle et s’articulent donc autour de la notion du « temps » en déployant des objets sonores organisés.
Un autre point de convergence non moins important ressort en fait de l’approche phénoménologique : il s’agit de la nature, à l’origine « sonore », des deux systèmes de signes (Mâche, 2001, p. 93), d’où la possibilité de transcription et de lecture. De même, ces deux formes invoquent des canaux perceptifs similaires : le canal auditif (l’ouïe) et le canal visuel (lecture et écriture par l’intermédiaire de l’œil), qui sont soumis au déroulement temporel (mais sans pour autant que la nature graphique et acoustique caractérisent identiquement ces deux systèmes).
Rappelons encore que musique et langage partagent un principe de base, celui du changement continu. En effet, la matérialité de l’expression, aussi bien musicale que langagière, saisie par son récepteur, consiste en des qualités sonores (du son organisé et non du bruit), disposées dans une progression temporelle et spatiale bien déterminée. Ces objets sonores sont traversés par un processus constant de changement continu, considéré comme un principe de base sur lequel se fonde notre expérience d’écoute musicale : « lorsque nous écoutons une pièce musicale, l’expérience musicale que nous faisons est celle du changement » (Imberty & Gratier, 2007, p.7). Dans cette perspective, le langage, au même titre que la musique, se définissent comme des « processus », des évènements, composés de formes cinétiques, c’est-à-dire des configurations changeantes au cours du temps. Tous deux sont, dans le sens qui vient d’être posé, des « schèmes » qui joignent au sonore le moteur, au perceptif l’affectif.
Enfin, les deux systèmes s’attachent, bien que selon des modalités de fonctionnement différentes, à des catégories de sens communes que l’on pourra remonter à des figures cognitives primitives (ou absolues), et c’est ce qui explique en partie l’aspect naturel et universel du langage musical. Cet état de fait laisse présumer qu’il existe un vocabulaire communément admis, ancré dans notre expérience musicale commune et qui puise ses fondements à partir d’un fond commun, constitué précisément de ce qu’on appelle « les figures primitives de la musique ». Ces figures interviennent constamment dans la conscience de l’être pour contribuer activement à l’enrichissement des langages et des formes musicaux au cours de l’histoire, et préservent pour le moins leur sens authentique même en face des transgressions et des écarts accomplis par les compositeurs.
Est-il alors permis, en s’appuyant sur ces éléments de partage évoqués supra, d’approuver l’idée d’une conformité totale entre la musique et la langue ? Il faut tout d’abord commencer par interroger les ressorts épistémologiques de chaque discipline, une entreprise qui suppose de s’ouvrir à une pratique de l’interdisciplinarité en vue de mettre en perspective les possibles transférabilités conceptuelles et les rapports dialectiques entres ces deux champs distincts. Au cours de cet examen, on ne pourra pas faire abstraction des limites entre les deux formes. Le chercheur est invité donc à parcourir l’étroite zone frontalière entre musique et langage sans trop s’investir dans les positions essentialistes, c’est-à-dire de tenter de rendre compte de la mouvance, de l’instabilité, de l’élasticité et des accidents de la frontière entre ces deux domaines, et d’établir, plus généralement encore, les limites du « langage » et, avec lui, celles de la « pensée ». L’un des principaux enjeux de la sémiologie musicale consiste justement à discerner les aspects de l’interopérabilité entre le signe musical et celui du verbal tout en procédant par la mise en œuvre de la dialectique entre les deux domaines, et c’est là d’ailleurs que réside un nœud problématique, posé principalement par les limites épistémologiques du langage et de la musique.
Il est à noter cependant que la proximité prétendue de la musique (dans son acception générique) au langage verbal n’est pas pour autant à entendre comme une fusion. Les limites entre la musique et le langage verbal apparaissent parfois comme d’autant plus rigides qu’on pourra le penser, rendant la musique plus résistante à une dialectique dénotative ou à une traductibilité réciproque. D’abord la musique, contrairement à la langue, n’a pas une fonction « dénotative », « cognitive » : « la musique, mot à mot, phrase à phrase, ne dit rien » (Escal, 2007, p. 15). C’est un système qui ne comprend pas des oppositions différentielles (jours/nuit – haut/bas – chaud/froid, etc.) se déterminant les uns les autres. Ensuite, la musique n’est pas doublement articulée comme tout langage humain (le monème et le phonème). C’est un système qui ne répond qu’à une articulation simple. Enfin, l’objet musical, contrairement au langage verbal, s’adapte mal à la loi de la binarité saussurienne, où le signe (en l’occurrence verbal) est envisagé comme une entité bifaciale dont le signifiant est relié arbitrairement à un signifié auquel il se rapporte.
La musique, même si elle est souvent édifiée par l’intermédiaire d’un système notationnel précis censé la représenter, demeure toujours un art de l’incertain et de l’inquantifiable, dépourvu de fonctions référentielles précises, ouvrant à l’homme un royaume encore inconnu, par-delà le monde rationnel, un univers mystique, inaccessible par les biais du verbe : « La fonction de la musique se montre irréductible à tout ce qu’il serait possible d’en exprimer ou d’en traduire sous forme verbale, et n’importe quel discours, émanât-il du commentateur le plus inspiré, ne sera jamais assez profond pour l’expliciter » (Lévi-Strauss, 1971, p. 580). Or, si des transpositions conceptuelles et méthodologiques linguistiques à la musique sont permises dans le cadre d’un projet d’une sémiologie musicale, c’est parce que le langage reste le principal véhicule de la pensée. La verbalisation paraît un acte inévitable dans la mesure où elle permet d’instaurer la communication interpersonnelle et d’assurer le partage de l’expérience sémiotique « L’homme est condamné au langage articulé » (Barthes, 1967/1981, p. 9), et c’est cette verbalisation qui pose la plus grande difficulté dans l’étude des systèmes symboliques non linguistiques dont la sémiotique générale doit rendre compte.
4. L’apport de l’approche sémiologique : la musique comme « proto-récit »
Dans un sens général, la « Sémiologie » ou « Sémiotique » est la science qui s’occupe de l’étude des systèmes de signes et de leurs articulations dans la pensée. Elle « s’attache à rendre compte du parcours que suit la production du sens depuis les structures fondamentales qui déterminent ses conditions d’existence, jusqu’aux formes complexes de sa manifestation » (Floch, 1985, p. 144). En d’autres termes, la sémiologie, outre qu’elle cherche à fournir une représentation totalisante de la production du sens de l’œuvre en tant qu’acte producteur, extirpé d’un processus générateur dynamique, vise également à élucider l’ensemble du parcours génératif de la signification en mettant en perspective le « signe » en tant qu’entité fondamentale pour toute communication, et dont l’étude présuppose une revitalisation des concepts du « tout » et de la « relation ». La sémiotique s’attache à illustrer « la disposition ordonnée des étapes successives par lesquelles passe la signification pour s’enrichir et, de simple et abstraite, devenir complexe et concrète » (ibid. p. 194). Dans ce cadre, on peut résolument s’appuyer sur la définition que G. G. Granger propose du terme sémiologie. « C’est la science qui se propose de dégager, à partir du fait humain vécu, des relations de sens. Elle vise à transmuer le vécu en une structure-objet » (Granger, 1968, p. 141).
La sémiologie musicale a toujours insisté sur les limites épistémologiques qu’imposent les deux domaines, musique et langage, en soulignant à chaque fois leurs spécificités. Le caractère singulier de chacun des deux formes d’expression est l’une des causes de réticences et d’incertitudes, notamment en ce qui concerne l’aptitude du verbe à accomplir cette jonction exclusivement musicologique entre le champ musical et celui du langage. La raison en est que le concept même de « signe musical » demeure ambiguë et diffus, et que son statut d’objet de sens pour la musique demande encore à être clarifié et validé. Dans ce cadre, il importe de rappeler que la nature même de la musique, en tant qu’expression subjective qui surpasse les langages parlés, rend excessivement difficile de réduire le sens qui s’en dégage à des raccourcis et des explications linguistiques supposées le décrire. Toute tentative d’expliquer le musical par le biais du verbal sera vouée à l’approximation et au relativisme et reste inévitablement tachée par l’impressionnisme. Plus encore, cette « verbalisation » relèvera forcément d’une certaine forme de métaphorisation qui s’oppose donc à tout discours scientifique rationnel. Ajoutons que le recours au modèle strictement linguistique dans la description du non-langagier (en l’occurrence le signe musical) s’empêtrera sans doute dans les mêmes présuppositions de la linguistique qui ne sont pas censées traduire adéquatement et exhaustivement une forme aussi indicible que la musique. T. W. Adorno considère pour sa part que notre savoir discursif sur la musique est de nature à nous égarer plus qu’à nous conduire : « Celui qui prendrait la musique à la lettre pour un langage s’égarerait » (Adorno, 1982, p.3). Notre discours sur la musique ne pourra pas dépasser les limites des clichés verbaux socialement préfabriqués, ce qui entrave le rapport du vrai et du vivant avec l’essence de la chose représentée (en l’occurrence l’objet de la musique). L’inverse est tout aussi vrai car la musique, selon le point de vue du philosophe Jankélévitch, est un art qui « dévalorise le discours » (Jankélévitch, 1978, p. 229). Si un tel exercice est défectueux, c’est parce qu’il tend à distordre la vraie nature de la communication artistique sous-jacente. En suivant Charles Seeger, on retient que « la musique communique quelque chose que le discours ne peut communiquer », (Seeger, 1977, p. 107). À vrai dire, ce qui, en musique, pourra être décrit et expliqué verbalement, ce sont plutôt des « indices de sens », ou des « fictions inventées » que le musicologue ou l’auditeur projette sur elle et non le « sens lui-même ». Nos propos verbaux sur la musique consistent en fait en des « récits associés » à celle-ci ou des « proto-récits » qui favorisent la formation des conduites de perception lors de l’écoute. Le sens dit « authentique ou absolu » est un contenu infranchissable qui, sinon échappe à toute forme de verbalisation, du moins reste à résoudre car les recherches portant sur cette thématique n’ont pas encore démontré d’une manière définitive que la musique a le pouvoir de « raconter », ni « d’être racontée ». J.-J. Nattiez (1987) fait remonter les raisons de cette insuffisance de la parole à traduire en image concrète la musique au manque « accru » de réflexions menées sur ce qui régit et organise le discours sur la musique du côté de ses deux dimensions sémiologiques et métalinguistiques (Nattiez, 1987, p. 192). Mais si on va au-delà de cette position quasi impressionniste, quoique respectable, on réalise tout de suite qu’elle est menacée par deux risques : soit de tomber dans ce que Bernard Sève (2012) appelle la « tautologie vide » soit, au contraire, de s’écrouler dans « l’arbitraire subjectif » (Sève, 2012, p. 29) qui ne peut que trahir les aspects profonds de l’œuvre.
La position des formalistes réfute également cette tendance à reporter le musical sur des formes langagières car son discours, sa structure et son contenu même résistent à toute forme de conversion vers une musique différente ou vers d’autres types de langages. En effet, le caractère inconvertible de la musique est dû essentiellement à son vocabulaire qui n’a pas comme fonction d’établir une simple communication (émetteur – message – récepteur). Le discours qu’elle produit ne s’identifie pas au monde de l’énonciation comme il est le cas du langage verbal. La musique est un langage plutôt connotatif qui désobéit à la loi de l’arbitraire du signe, et comme telle, son signifié (ou son désignatum) ne sera accessible que par voie métaphorique. Dans un certain sens, la musique peut être décrite comme un message centré sur lui-même, avec toute l’ambiguïté afférente, ce qui complexifie davantage la tâche d’en conceptualiser l’expérience.
Le fonctionnement sémantique du langage musical, étant irréductible à une lecture univoque, se fonde en grande partie sur cette modalité connotative. Cette dernière est le domaine privilégié de l’acte interprétatif, une fonction nécessaire et pour autant constructive pour tout langage signifiant. L’interprétation musicale est une expérience profonde et instantanée dont le niveau d’abstraction et de complexité dépend du cadre où l’œuvre musicale se fait pratiquer et entendre, un domaine où se croisent et s’articulent trois espaces différents i/ l’espace de la musique elle-même, ii/ l’espace externe, iii/ l’espace de l’intériorité insituable de l’âme. L’emboitement de l’un dans l’autre donne lieu à des chaînes d’interprétations imprévues où des processus d’attentes et de résolutions entrent pleinement en acte.
En tout cas, une vérité que l’on ne doit pas manquer de souligner est que cette tendance irrésistible à narrativiser la musique résulte d’une « impulsion naturelle » chez l’être à redécouvrir, via la musique écoutée, ce qui était inconscient, dans le sens où la musique, par son pouvoir de pénétrance et de transmutation, accède à son auditeur comme une sorte « d’altérité », de présence étrange face à laquelle le récepteur est convié à résoudre ce qui lui est parvenu en mobilisant sa pensée causale, mais sans pour autant exclure sa pensée inconsciente et subjective. A ce stade de l’appréhension de la musique, se crée des représentations que l’on qualifie de fugaces. C’est aussi le moment où se déterminent des interprétants qui échappent encore à la contrainte de la norme et du sens ordinaire et saisissable. L’inconscient intervient ici comme force majeur permettant à l’auditeur de vivre une expérience esthétique particulière et inédite (en harmonie avec son psychique propre) en lui offrant les clés pour accéder à des sources de plaisir encore infranchissables par la pensée rationnelle (Freud, 1971, p. 84). Cette impulsion ainsi définie consiste en effet à une métonymie sans limites qui nous habite tous. Ce phénomène infiniment reproduit (qui fait rappeler d’ailleurs le concept de sémiosis développé par Peirce) est un jeu incessant permettant de glisser d’interprétant en interprétant, et cela ne finira jamais … ad infinitum.
Si on tente maintenant d’expliquer ce qui constitue la « narrativité » en musique, on devra sans doute citer Edward Cone (1974) qui, en prenant la « scène aux champs » de la Symphonie fantastique de Berlioz comme exemple d’analyse et d’observation, précise que la narrativité construite au sujet de la musique dérive d’un personnage virtuel ou fictif (Cone, 1974, p. 88). C’est ce qui explique d’ailleurs que les termes de « sujet », « question », « réponse », « exposition », « discussion », « développement », etc. sont couramment utilisés dans les analyses traditionnelles des formes musicales classiques. La musique prend forme et sens à partir d’un certain enchaînement de ses unités constitutives, bien que ces dernières soient, en elles-mêmes – c’est-à-dire hors de la linéarité implicative temporelle et de leurs rapports de causalité, de ressemblance et de différence – de nature absolument neutre. Cette « pseudo-narration », ou ce « proto-récit » (Nattiez, 2011, p. 21), s’il est autorisé de le nommer ainsi, occupe désormais une position métalinguistique par rapport aux objets et aux évènements de notre monde réel. Cet aspect excessivement ouvert, s’étalant vers l’absolu, rend ce type de récit incomplet et inachevé. Cela s’explique simplement par le fait que notre intellect et notre perception, comme l’écrit Bernard Sève : « nous porteraient irrésistiblement vers le global, mais le langage obligerait l’approche latérale, par nature approximative et inachevée » (Sève, 2012, p. 23). A partir de telles considérations, la narration musicale pourra être définie comme « notre pulsion interne à donner une cohérence à une expérience » (Kühl, 2008, p. 210-211) puisqu’elle sollicite sans cesse l’interprétation, et comme telle, stimule aussi bien l’intellect que l’affect de son auditeur.
Mais du côté de la perspective sémiologique, la musique se pose d’abord comme un système de signes, ce qui donne à entendre qu’elle se dote d’un statut sémiotique particulier, et donc d’une certaine valeur significative saisie par son auditeur. Dans une première approximation, la musique apparaît comme une forme d’expression spécifique, capable, à travers ses rapports implicatifs entretenus entre ses unités constitutives, de livrer un certain message dont le code est encore clos. Cela est bien vrai parce qu’à l’écoute d’une musique, un auditeur non instruit et non formé musicalement se réjouit, ou du moins se sent plus à l’aise si la musique qu’il entend s’attache plus concrètement à la réalité du monde vécu. Ce constat conduit à admettre que le musical procure quelque chose. Que cette chose soit partagée ou non entre le compositeur et l’auditeur, elle demeure en tout cas irréductible à des combinaisons de mots et de phrases. Cette idée trouve sa justification dans les propos de François Delalande qui a démontré que parmi les conduites d’écoutes des auditeurs, la conduite narrative était l’une de celles qui avait été spontanément adoptée par les sujets (Delalande, 1988-1989, p. 79).
Dans ce cadre, l’approche analogique de la musique et du langage semble avoir une pertinence et une validité dans l’étude du sens livré par la musique. Pour mener à bien cette tâche, il est nécessaire de prendre en considération la nature même de l’expérience musicale et ses implications sur les plans perceptuels, cognitifs et représentationnels. Au sein d’une telle perspective, le terme de « langage » n’est pas à confondre avec son acception courante où la dimension rhétorique prévaut (grammaire, vocabulaire, syntaxe, etc.), mais il est à entendre comme système de signes, au même titre que le système musical, régi par les pulsions et appréhendé en tant que discours composé d’unités et de sous-unités constitutives de sa forme.
Les diverses recherches se réclamant de la sémiologie comparée (musicale – langagière) se servent de notions et de concepts « élargis », tirés principalement de la linguistique, à savoir ceux développés par Saussure et le Cercle Linguistique de Prague chez qui la linguistique est considérée comme une science-pilote (Saussure, 1916, p. 101). Ce recours paraît, à première vue, productif dans la mesure où la linguistique est une discipline qui dispose de modèles théoriques et de méthodes analytiques suffisamment élaborés pour qu’ils soient exploitables dans l’étude des formes non-linguistiques, à savoir la musique. Plus généralement encore, les musicologues d’obédience linguistique prétendent qu’un tel recours aide à répondre à la question philosophique encore persistante : la musique est-elle un langage ?
Pour des raisons de commodité et de perfectionnement, la sémiologie emprunte à la linguistique sa rigueur de méthode, ses concepts les plus opératoires, ses mesures théoriques, ses protocoles d’analyses et même une partie de la terminologie dans le but d’édifier une théorie qui soit efficace et efficiente. Dans la tradition épistémologique saussurienne, le système langagier, avec ses principes spécifiques d’articulation et de combinaison, est considéré comme susceptible de fournir les principaux éléments pour construire, enrichir et analyser tout système de signes enraciné dans un contexte social, et de l’appréhender à partir de l’une de ses dimensions particulières. C’est à partir d’une telle perspective que la linguistique (d’obédience saussurienne) « peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier » (Saussure, 1916, p. 101).
Dans son ouvrage « Fondements d’une sémiologie de la musique », J.-J. Nattiez explique que « sous le nom de sémiologie s’est développée une discipline, ou plus exactement une pratique qui est allée chercher dans la linguistique des modèles pour la description du non linguistique » (Nattiez, 1975, p. 34). L’absence d’une autonomie méthodologique et analytique propre à la sémiologie est l’une des raisons pour laquelle Nattiez a réfuté l’existence même de la discipline en tant que science autonome. Il admet à ce titre que « tant que personne ne semble encore avoir proposé un paradigme d’analyse suffisamment cohérent d’un corpus de méthodes universellement accepté, on ne peut parler d’une science sémiologique » (Nattiez, 1988, p. 189). Ce rattachement de la sémiologie à la linguistique s’affiche à maints niveaux, et est si profond qu’il apparait au cœur de la définition même de la sémiologie : « la sémiologie n’est qu’une province des sciences du langage ». Toute analyse qui essaie de décrire un domaine quelconque à l’aide des démarches et des modèles fournis ou inspirés par la linguistique prendra forcément son caractère.
Roland Barthes propose pour sa part d’intégrer la sémiologie dans le champ de la linguistique et non le contraire (Barthes, 1964, p. 92). Selon lui, la pauvreté des méthodes des systèmes sémiologiques (le code de la route, les sémaphores, etc.) et leur affiliation à la linguistique rend nécessaire le recours aux acquis de cette discipline mère surtout lorsqu’il est question d’une étude distincte de chaque ensemble sémiologique. D’ailleurs, Barthes reconnait que « le savoir sémiologique ne peut être actuellement qu’une copie du savoir linguistique ».
Dans cette logique épistémologique/analytique, toute l’importance est accordée à la notion de « structure », en tant que composante qui assure une meilleure compréhension de la logique constructive d’un énoncé quelconque, qu’il soit linguistique ou non. Par son projet scientifique audacieux qui la fait nettement distinguer de la philosophie, par la rigueur de ses élaborations méthodologiques et ses protocoles d’analyse (une science historique et comparée), la linguistique a pu devenir ainsi le noyau dur de la sémiotique moderne à tel point qu’il devient inévitable d’y recourir.
Ce panorama que j’ai effectué à propos du problème de l’analogie musico-langagière montre que l’adoption de cette méthode comparative n’est pas sans intérêt dans l’étude de l’expression musicale, notamment lorsqu’il s’agit d’un traitement analytico-épistémologiques porté sur la musique. La recherche autour de cette question ouvre en effet un vaste champ de réflexions et donne lieu à des suppositions et des hypothèses qui sont parfois fructueuses dans l’analyse sémiologique de la musique. C’est un terrain d’investigation fertile qui permet non seulement de pénétrer dans l’enceinte fermée de l’œuvre en tant que structure vivante et singulière à partir d’approches plus systématiques du fait musical (les travaux inaugurés par la première génération de sémiologie musicale), mais aussi de situer l’œuvre au sein d’un cadre de sens spécifique. D’une part, le fait qu’il soit possible d’appliquer, même aujourd’hui, les lois de la narratologie littéraire à la musique instrumentale prouve que celle-ci est bien un « art narratif ». D’autre part, la possibilité d’application des modèles analytiques tirés de la phonologie, de la sémantique, de la grammaire générative Chomskyenne et de la méthode paradigmatique et distributionnelle (J.-J. Nattiez ; N. Ruwet) constitue un argument en faveur de l’idée d’une origine langagière de la musique. Ce recours aux acquis de la linguistique pourra se justifier à partir de l’idée que tout « fait humain » porteur de sens est voué à la verbalisation linguistique. Comme disait Hjelmslev, le langage humain est le seul capable de « parler » tous les systèmes de signes non verbaux. Mais à l’origine des faits, langage et musique convergent tous deux vers un horizon commun, celui du sens, le lieu où la parole rencontre l’action et l’homme rencontre le monde auquel il est confronté.
Enfin, on doit noter que bien d’autres approches pourront également être adoptées en vue d’enrichir les analyses, de multiplier les perspectives et de contribuer par ce fait à l’éclaircissement des diverses questions soulevées par le sujet de l’expression musicale et de ses affinités avec le langage articulé. Dans ce cadre, l’approche cognitive par exemple s’avère éclairante dans la mesure où elle s’occupe d’élucider ce qui se produit dans l’esprit d’un sujet auditeur lors d’une expérience d’écoute musicale. Il est également possible de recourir aux analyses faites par des chercheurs en psychologie ou en neurologie, etc. et de tenter d’en tirer profit. En tout cas, l’interdisciplinarité paraît comme condition inéluctable dans un tel type de sujet, si ouvert et si extensible qu’il soit.
5. Conclusion
Si la non-conformité absolue entre signe musical et le signe verbal apparaît comme incontestable, et malgré la disparité qu’illustrent les définitions « essentialistes » des deux domaines, cela n’a pas toutefois empêché certains chercheurs de recourir aux théories et aux concepts linguistiques dont ils usent, et parfois abusent, en effectuant des transpositions ou des glissements conceptuels systématiques à la musique. En un certain sens, l’assimilation quasi-littérale de la musique à une forme de langage ou à des configurations strictement langagières est, précisons-le dès à présent, pour autant qu’elle constitue une « implication méthodologique extrinsèque » qu’impose la nature même de la recherche sémiotique appliquée à toute forme d’expression, elle n’est pas plus qu’une « extension métaphorique ». Si cette dernière est d’un certain intérêt, c’est parce qu’elle permet d’inscrire la musique dans un « cadre de sens », là où sera quasiment atteinte l’invention intellectuelle : « l’application du mot langage à la musique, et du reste, aux autres arts en général, doit être entendu comme une extension métaphorique, à partir d’une acception propre qui se réfère au langage composé de mots, au langage verbal » (Piana, 1991, in : Cano, 2010, p. 23). Cette métaphorisation est le produit de l’invention intellectuelle dont l’utilité consiste à construire ou à développer un cadre de sens cohérent pour la musique écoutée et analysée. Cet aspect métaphorique que revêt toute forme de verbalisation de l’expression musicale dont tout commentateur musical se sert pour parler d’une œuvre musicale, si relative et si impressionniste qu’il paraisse, aura certainement une pertinence et une productivité dans le discours sur la musique.
L’exploration des dimensions sémantiques de la musique ne constitue donc pas une fin en soi, et ne saurait de ce fait être prise comme une « nécessité intrinsèque ». Une telle activité n’a pas pour but de démontrer la nature langagière de la musique ou de prouver un certain niveau de conformité fonctionnelle avec celui-ci : Il s’agit simplement d’un travail de « verbalisation » ou de « nomination » qui cherche à « narrativiser » la musique par le biais du verbe. C’est en quelque sorte un acte de « sémantisation » de la logique de l’expression musicale qui permettra, au sens de O. Kühl, d’instaurer une certaine cohérence de l’expérience que nous faisons de la musique par notre pulsion interne (Kühl, 2008, p. 11), de dégager, au sens de M. Grabòcz, les règles et les stratégies d’organisation des signifiés, mais aussi et surtout de mieux envisager les processus associatifs et articulatoires entre le mode artistique et le mode verbal (Grabòcz, 2009, p. 27).
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Wael Samoud. Docteur en musique et musicologie. Université de Gafsa, Institut Supérieur des Arts et Métiers.